L’état du Québec 2020 | Clé 12

Appropriation culturelle : de quoi parle-t-on?

Shelley Ruth Butler
Chargée de cours à l’Institut d’études canadiennes de l’Université McGill

Ce texte est issu de la clé 12 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.

L’appropriation culturelle est un sujet brûlant et équivoque dans les échanges publics au Québec. Pourtant, les termes qui la définissent sont assez clairs. Comment distinguer l’appropriation culturelle de l’échange culturel respectueux ?

L’Office québécois de la langue française décrit l’appropriation culturelle comme « l’utilisation, par une personne ou un groupe de personnes, d’éléments culturels appartenant à une autre culture, généralement minoritaire, d’une manière qui est jugée offensante, abusive ou inappropriée1 ». Les exemples d’appropriation culturelle liés à la mode ou à la nourriture abondent. Ils font l’objet de débats, et les médias y accordent une attention particulière.

Les centres urbains sont particulièrement propices aux rencontres interculturelles, où les appropriations naïves sont nombreuses. Elles peuvent aller de la consommation de « cuisines du monde » aux cours de yoga. Dans ces situations, la frontière entre échange culturel respectueux et appropriation culturelle est souvent floue et contestée.

Ces dernières années, les médias ont rendu compte de plusieurs cas tristement célèbres d’appropriation culturelle. Des enfants (ou adultes) faisant usage du blackface pour l’Halloween aux étudiants l’arborant dans des activités d’initiation dans les universités, en passant par des acteurs blancs qui incarnent sous le couvert de l’humour des personnes noires dans les pièces de théâtre et les émissions télévisées, les cas sont nombreux. Ces incidents rappellent les minstrel shows du XIXe siècle, qui reproduisaient des stéréotypes racistes tout en plaidant qu’il s’agissait de « plaisanteries inoffensives ». Heureusement, l’opinion publique et les études universitaires exposent et condamnent maintenant ces incidents2.

L’APPROPRIATION CULTURELLE DANS LES ARTS : L’EXEMPLE DE SLÄV
Dans le domaine des arts – au musée et dans les expositions, au théâtre, dans la littérature et en peinture –, les débats sur l’appropriation culturelle suivent un raisonnement unique. La régulation de l’appropriation culturelle y est perçue comme une menace à la liberté artistique et à la créativité de l’emprunt culturel. Ce raisonnement est problématique puisqu’il fait fi des dynamiques de pouvoir historiques et contemporaines sous-jacentes à de nombreux échanges culturels. La définition de l’appropriation culturelle présentée précédemment met en lumière les inégalités existantes entre les zones de contact culturelles.

Très médiatisée, la controverse entourant la pièce SLÄV, de Robert Lepage, présentée au Théâtre du Nouveau Monde à l’occasion du Festival international de jazz de Montréal en 2018, constitue un bon exemple de ce raisonnement. Les débats ont été particulièrement longs, houleux, et ont ultimement débouché sur l’annulation du spectacle.

SLÄV était présentée par ses concepteurs comme « une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves » afro-américains recueillis par les ethnomusicologues John et Alan Lomax dans les années 1930. Seul bémol : le metteur en scène Robert Lepage et sa collaboratrice Betty Bonifassi – la chanteuse principale – sont tous les deux blancs, tout comme la majorité des choristes.

L’absence de participation de la communauté afro-canadienne dans la conception du spectacle a constitué la principale critique de la pièce. Les producteurs, blancs et de surcroît membres de l’élite culturelle, ont été accusés d’insensibilité et de racisme parce qu’ils interprétaient des chansons – une forme d’héritage culturel – associées à l’esclavage et à la résistance et en tiraient avantage.

Robert Lepage et Betty Bonifassi, sur la défensive et sincèrement choqués, ont répondu aux critiques en déclarant que leurs intentions étaient bonnes. Robert Lepage a alors parlé de l’art comme d’unoutil d’empathie servant à combattre l’injustice. Le metteur en scène a insisté sur le fait que son spectacle s’appuyait sur les bases de la pratique théâtrale, qui vise à « se glisser dans la peau de l’autre afin d’essayer de le comprendre et, par le fait même, peut-être aussi se comprendre soi-même3 ».

Betty Bonifassi a quant à elle adopté un discours humaniste. Elle a déclaré au moment de la controverse que le titre SLÄV faisait référence à ses origines serbes, que la souffrance était universelle et qu’elle ne voyait pas les « couleurs ». À la suite de l’annulation du spectacle, Robert Lepage a dénoncé un « discours d’intolérance », le décrivant comme un « coup porté à la liberté d’expression artistique ».

Certains partisans de SLÄV estiment que la pièce constitue une « leçon d’histoire nécessaire et salutaire4 ». Les contestataires, eux – dont la majorité était afro-canadienne et ressentait une connexion avec la traite transatlantique des esclaves africains –, considéraient le contenu du spectacle et le processus de création comme plus douloureux qu’édifiants.

La clé pour comprendre l’existence d’interprétations si différentes de SLÄV se trouve dans la reconnaissance du fait que, dans une société aussi diversifiée que la nôtre, le sens et l’effet de la représentation des histoires culturelles ne peuvent être présumés. De telles performances ne peuvent pas être « insensibles à la couleur de peau ». Le Festival international de jazz de Montréal semble aussi avoir présumé d’une certaine homogénéité de son public. « Pendant 39 ans, le Festival a été synonyme de village global où il n’y avait ni race, ni sexe, ni religion, et où tous les êtres humains étaient égaux5 », ont déclaré les organisateurs.

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ACHETER

POLITIQUES DE LA REPRÉSENTATION
Étant donné la complexité inhérente à une représentation juste, on peut se demander comment les personnes n’ayant pas d’expérience ou de lien avec les communautés qui ont enduré l’esclavage, le racisme ou encore le colonialisme peuvent avoir la légitimité de jouer ces histoires en public.

Dans le cas de SLÄV, les descendants des auteurs de ces crimes ou de ceux qui ont bénéficié de la traite des esclaves ont la responsabilité d’engager un dialogue avec le passé. L’amnésie collective ou le whitewashing n’aident en rien la réconciliation. Une composante nécessaire de ce travail critique implique de créer des occasions dans le domaine des arts pour les minorités – dans ce cas précis, les Québécois noirs – et de présenter leurs histoires.

Ce besoin d’inclusion et d’équité était au centre des revendications des critiques de SLÄV. Cela a été bien expliqué par Diversité artistique Montréal, qui promeut « la diversité culturelle dans les arts et la culture en favorisant la reconnaissance et l’inclusion de tous les artistes et des pratiques artistiques dans les réseaux professionnels, les institutions culturelles et les circuits de diffusion à Montréal6 ».

L’organisme plaide que l’esclavage porte en lui « une dimension raciale indéniable et continue à ce jour d’avoir des répercussions systémiques. Autant [en matière] de privilèges que de discriminations7 ». Les artistes qui représentent l’esclavage dans la sphère publique doivent par conséquent être conscients de la manière dont ils reproduisent ou remettent en question les situations où des personnes ont été réduites au silence, situations héritées du passé et toujours présentes. Bien que les débats sur l’appropriation culturelle tournent souvent autour de personnalités, ils ne peuvent pas être détachés des réalités socioéconomiques et des legs de l’histoire.

L’aspect personnel et polarisant de la controverse de SLÄV a été intensifié dans les médias, qui tendent à amplifier les positions antagonistes. Certains médias francophones ont permis aux opposants de s’exprimer publiquement avant de les dépeindre comme des irresponsables et des fanatiques, envenimant ainsi la polémique. Les médias anglophones, de leur côté, semblaient généralement plus sensibles aux préoccupations des détracteurs de la pièce.

Quelques mois après la controverse, Robert Lepage a été invité par ses critiques à une rencontre, où les discussions ont été respectueuses, nuancées et sensibles, selon lui. L’aspect le plus important du mea culpa de Lepage, qu’il a publié après cette rencontre, est sans doute la reconnaissance qu’un processus de création plus inclusif aurait amélioré SLÄV.

Comme il l’a expliqué, « la version de SLÄV que nous avions présentée en juin dernier était loin d’être aboutie, et ce n’était peut-être pas par hasard que les problèmes dramaturgiques dont souffrait le spectacle correspondaient exactement aux problèmes éthiques qu’on lui reprochait8 ». Lepage a promis de mieux faire dans l’avenir, en faisant appel aux artistes afro-canadiens dans le processus créatif.

DE L’IGNORANCE À L’ENGAGEMENT
Alors, de quoi parle-t-on quand on parle d’appropriation culturelle ? Dans le cas des étudiants et des blackfaces, l’ignorance et le racisme internalisé et systémique semblent être des causes évidentes.

Le travail de Betty Bonifassi avec SLÄV est cependant plus difficile à comprendre. Elle a produit précédemment deux albums solos sans controverse, qui étaient basés sur des chansons d’esclaves et des black spirituals. Elle n’ignorait donc pas la charge historique et émotionnelle du matériel. Mais l’élément visuel théâtral de SLÄV semble être ce qui a posé problème. Un passage mettant en scène des femmes blanches ramassant du coton a notamment fait couler beaucoup d’encre.

Les discussions sur l’appropriation culturelle ne concernent pas seulement les artistes ou les dramaturges, ou encore les chanteurs. Elles portent également sur la réception des productions artistiques et le retentissement que ces dernières ont auprès du public. Ces débats sont un rappel du pouvoir de la culture et des symboles. Ultimement, ils concernent le vivre-ensemble et le respect de la diversité, de la différence, et des histoires douloureuses vécues par certaines communautés. Les histoires traditionnelles, qui sont commodes, doivent être complexifiées pour refléter les inégalités contemporaines et les legs coloniaux. Ce n’est pas le cas présentement. Le multiculturalisme canadien et l’interculturalisme québécois mettent l’accent sur l’harmonie, plutôt que sur le racisme et la discrimination.

APRÈS SLÄV, KANATA
Ironiquement, peu de temps après SLÄV, Robert Lepage concevait Kanata, une pièce sur les relations entre Autochtones et colons dans les premiers temps du Canada, au Théâtre du Soleil, à Paris. Quand il fut clair que peu de consultations avaient été menées en amont avec les communautés concernées et que la distribution ne comportait aucun Autochtone, des leaders autochtones du milieu culturel ont adressé une lettre ouverte au metteur en scène dans laquelle ils remettaient en question, notamment, le financement de la production.

Ariane Mnouchkine, la fondatrice du Théâtre du Soleil, s’est alors défendue et a mis en garde contre l’essentialisme. « Nous, nous sommes acteurs, rien de ce qui est humain ne nous est indifférent. L’humain, c’est l’humain. Et nos in-différences, c’est-à-dire ce qui ne nous est pas différent, est bien plus important. Le racisme, c’est mettre l’importance dans l’inimportant, dans [une couleur de peau] ou dans la forme d’un nez. Si “Nous, Juifs”, si “Nous, Noirs”, on commence à entrer dans ces schémas-là, par légitime amertume, par légitime indignation du passé, on va reproduire et d’une façon aussi irrémédiable des souffrances folles, absurdes9. » Son argument a gagné les faveurs de politiciens nationalistes, mais pas d’une majorité de Québécois. Les commanditaires nord-américains ont finalement retiré leur soutien financier, et une version moins ambitieuse de la pièce a été présentée à Paris l’hiver suivant.

L’appropriation culturelle est associée aussi bien à la culture matérielle qu’immatérielle. Dans les cas inextricablement liés à l’histoire de la colonisation et du racisme, la marginalisation et les formes de résistance et de réappropriation, qui ont toujours cours, doivent être prises en compte.

D’un côté, le Québec a aussi vu sa culture être l’objet d’une appropriation, notamment quand la poutine a été largement commercialisée à l’international en tant que mets de la cuisine canadienne10. D’un autre côté, le succès du Québec dans la création d’une sphère culturelle francophone solide est sans équivoque. Les inventions franglaises attestent des multiples manières dont on peut faire l’expérience de la culture et du pouvoir et les négocier11.

Quand on parle d’appropriation culturelle, on parle de facto de colonialisme, d’assimilation, de résistance, de réparation et de réconciliation.

* Ce texte a été traduit par Daphnée Yiannaki dans le cadre du projet « La praxis et la recherche sur les expositions : nouvelles méthodologies pour le dialogue public culturel et l’action sociale », soutenu par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC).

NOTES

1. Office québécois de la langue française. « Fiche terminologique : appropriation culturelle ». http://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=26542525.

2. Arts Against PostRacialism. « Blackface: An introductory reading list ». https://www.mcgill.ca/aapr/blackface-canada/reading.

3. Radio-Canada. « Annulation de SLÄV : Robert Lepage dénonce “l’affligeant discours d’intolérance” ». 6 juillet 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1111157/culture-slav-robert-lepage-reaction.

4. Cormier, Sylvain. « “SLÄV” ou la liberté à pleins poumons ». Le Devoir, 28 juin 2018. https://www.ledevoir.com/culture/theatre/531272/critique-theatre-slav-au-tnm-sept-femmes-ensemble-ou-la-liberte-a-pleins-poumons.

5. Radio-Canada. « Appropriation culturelle : le Festival de jazz de Montréal défend SLÄV ». 27 juin 2018. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1109594/appropriation-culturelle-racisme-festival-jazz-slav-lepage-bonifassi.

6. Diversité artistique Montréal. « Accueil | Diversité artistique Montréal ». https://www.diversiteartistique.org/fr/accueil/. Voir aussi : Craft, Marilou. « Qu’est-ce qui cloche… avec le prochain spectacle de Betty Bonifassi ». Urbania, 5 décembre 2017. https://urbania.ca/article/quest-ce-qui-cloche-avec-le-prochain-spectacle-de-betty-bonifassi/.

7. Diversité artistique Montréal. Op. cit.

8. Lauzon, Véronique. « Robert Lepage réagit à la controverse SLÄV ». La Presse, 28 décembre 2018. https://www.lapresse.ca/arts/spectacles/201812/28/01-5209396-robert-lepage-reagit-a-la-controverse-slav.php.

9. Lalonde, Catherine. « “Kanata” : les Amérindiens du Canada lus par Lepage et Mnouchkine ». Le Devoir, 11 juillet 2018. https://www.ledevoir.com/culture/532131/les-ameridiens-du-canada-lus-par-lepage-et-mnouchkine.

10. Radio-Canada. « La poutine, symbole d’appropriation culturelle canadienne ? « Gravel le matin ». 30 mai 2017. https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/gravel-le-matin/segments/entrevue/25735/poutine-appropriation-canada-quebec.

11. Curran, Peggy. « Sherry Simon: ‘The benefits of living in a double culture’ ». Montreal Gazette, 14 novembre 2012. http://www.montrealgazette.com/Sherry+Simon+benefits+living+double+ culture/6941440/story.html ; Intellectual Property Issues in Cultural Heritage. « Fact sheets ». https://www.sfu.ca/ipinch/resources/fact-sheets/.

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