L’état du Québec 2023 | Urgence climatique, agir sur tous les fronts

Passer à l’action grâce au GIEC

Photo : ©Shutterstock.
  • Alexis Riopel

    Journaliste au quotidien Le Devoir 

Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2023, publiée chez Somme Toute / Le Devoir.

Depuis plus de 30 ans, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat synthétise la science des changements climatiques. Si la preuve du dérèglement est faite, faut-il mettre un terme à cet exercice? Pas si vite : dans son dernier cycle de rapports, le GIEC établit un plan de match précis pour établir des sociétés post-carbone – un outil précieux pour le Québec, comme pour le reste du monde.

L’été 2021 est marqué au fer rouge. S’il est admis que les événements météorologiques extrêmes s’aggravent chaque jour davantage – précipitations abondantes, sécheresses, cyclones, etc. –, la démonstration offerte dans l’ouest de l’Amérique du Nord, fin juin, donnait un avant-goût particulièrement acide de l’avenir. Le « dôme de chaleur » planté là par un blocage atmosphérique a fracassé des records de température en Colombie-Britannique et dans les territoires adjacents. Les thermomètres du tristement célèbre village de Lytton ont même frôlé les 50 °C avant de partir en fumée.

Quelques semaines plus tard, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publiait un nouveau rapport, le premier de son sixième cycle d’évaluation, portant sur les fondements scientifiques des changements climatiques. Les conclusions sonnaient à plusieurs oreilles comme une vieille rengaine trop souvent entendue. Quelle importance peut avoir le GIEC quand la maison brûle déjà? L’existence et l’activité du groupe sont-elles devenues inutiles ou même carrément « contre-productives », se demandait Stéphane Foucart, journaliste au quotidien français Le Monde, dans une chronique (1).

L’incessante succession de rapports favorise-t-elle la « possibilité d’une éternelle procrastination », alors qu’on sait déjà qu’on doit agir? De notre côté de l’Atlantique, l’historienne des sciences américaine Naomi Oreskes y allait d’une proposition forte (2) : il est temps pour le premier groupe de travail du GIEC – celui chargé de compiler la littérature sur les fondements scientifiques des changements climatiques – de « déclarer que son travail est terminé et de passer le relais » à ceux qui cherchent des solutions. La preuve est faite : l’influence de l’humanité sur le climat est « sans équivoque », « pourquoi avons-nous besoin de plus de rapports pour nous le dire? ». Il est temps de passer à l’action, écrivait-elle en essence.

Le GIEC allait finalement livrer le troisième rapport de son sixième cycle quelques mois plus tard, en avril 2022. Ce rapport, portant sur les manières de combattre et de s’adapter aux changements climatiques, offre une feuille de route détaillée et ambitieuse pour réussir une transition profonde et en temps opportun. Nous verrons en détail en fin de chapitre que le groupe d’expertes et d’experts y explore en profondeur pour la première fois des options en matière de « sobriété » qui pourraient détourner notre trajectoire collective – aussi bien mondiale que québécoise – et nous permettre ainsi d’éviter un dérapage climatique incontrôlable.

Avancer lentement, mais sûrement

Fondé en 1988 en marge de l’Organisation des Nations unies (ONU), le GIEC est par définition un organe apolitique : il aide les décideuses et décideurs à faire des choix éclairés, détaille les projections pour différents scénarios climatiques, informe sur les incidences des stratégies de transition, mais n’est censé fournir aucune instruction aux gouvernements. Chargé de compiler la littérature scientifique, il ne mène lui-même aucun projet de recherche.

Son travail s’articule à travers différents cycles menant chacun à un rapport d’évaluation (1990, 1995, 2001, 2007, 2014, 2022). Chaque rapport est divisé en trois volets, ou «groupes de travail»: les bases scientifiques physiques ; les conséquences, l’adaptation et la vulnérabilité ; et l’atténuation du changement climatique. Le GIEC produit aussi des rapports spéciaux, comme celui sur un réchauffement planétaire de 1,5 °C (2018) ou celui sur les océans et la cryosphère (2019).

L’effort déployé pour rédiger ces rapports de plusieurs milliers de pages est évidemment titanesque : dans son sixième rapport d’évaluation, le GIEC comptait sur près de 800 autrices et auteurs (auteurs-coordonnateurs principaux, auteurs principaux, éditeurs-réviseurs) issus de dizaines de pays et chacun spécialiste de son domaine. À ces expertes et experts se greffent des centaines de collaboratrices et collaborateurs. Les textes produits par ces équipes, fondés sur la littérature la plus récente, sont ensuite révisés par quiconque le désire dans la communauté scientifique. Ces « examinateurs » font des dizaines de milliers de commentaires. Les autrices et auteurs préparent par la suite une seconde version des rapports et des ébauches des « résumés à l’intention des décideurs » contenant les principales conclusions. « Il n’y a que le GIEC qui fasse un tel travail de synthèse », soutient en entrevue Alejandro Di Luca, un climatologue de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), qui est intervenu en tant qu’auteur principal lors du dernier cycle.

Après une seconde ronde de révision, les résumés à l’intention des décideurs passent à la table des négociations. Les autrices, auteurs et les délégations des 195 pays membres du GIEC les examinent ligne par ligne. Les négociations sont particulièrement délicates, car les textes sont adoptés dans une logique de consensus. Ce processus long et exigeant a atteint son paroxysme historique en avril 2022, quand les négociations sur le rapport du groupe de travail no3 ont subi des prolongations record. Les blocages ont notamment concerné la sortie des énergies fossiles, la finance, les technologies et les questions d’équité (3).

Le GIEC « est une entité qui a évidemment une certaine teneur politique », convient en entrevue Annie Chaloux, professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, spécialiste de la politique environnementale et des négociations climatiques internationales. Les délégués des États ne modifient évidemment pas les conclusions scientifiques, mais décident quels éléments prioriser.

Les autrices et auteurs du GIEC font donc le grand écart: d’un côté, l’inclusion de certains constats scientifiques dans leurs résumés à l’intention des décideurs peut froisser des délégués gouvernementaux; de l’autre, la communauté scientifique insiste pour sonner l’alarme avec une intensité à la hauteur de la crise. En 2014, par exemple, des universitaires américains reprochaient au GIEC de sous-estimer la gravité des changements climatiques en voulant éviter à tout prix de faire des projections qui ne s’avéreraient pas (4). Toutefois, pour l’organisation, la prudence s’impose : un « risque à la réputation » la guette sans cesse, rappelle en entrevue Sébastien Nobert, un professeur de géographie à l’Université de Montréal, qui s’est intéressé au développement des grands organes climatiques.

Sur ce sentier miné, les spécialistes du GIEC avancent lentement, mais sûrement. De rapport en rapport, le ton employé monte, au gré du dossier scientifique qui s’épaissit. L’effet de l’humanité sur le climat est « discernable », disaient-ils en 1995. Des changements «abrupts et irréversibles» pourraient survenir, précisaient-ils en 2001. Que le réchauffement soit principalement d’origine humaine est « sans équivoque », ajoutaient-ils en 2007. Plusieurs changements sont maintenant « irréversibles », observent-ils dans leur plus récent rapport d’évaluation.

Selon la professeure Annie Chaloux, les gouvernements n’ont maintenant plus le choix d’accueillir ces constats avec des politiques conséquentes. « Le GIEC est suffisamment reconnu aujourd’hui pour qu’on ne puisse pas en faire abstraction », dit-elle.

Les résultats des groupes de travail no1 et no2 forcent les États à reconnaître l’urgence climatique, malgré l’autocongratulation creuse dont ils font souvent preuve en réagissant à leur publication. Ces rapports outillent aussi les groupes contestant devant les tribunaux des décisions à contre sens des impératifs climatiques, comme Équiterre et le Sierra Club qui poursuivent Ottawa pour son approbation du projet pétrolier Bay du Nord au large de Terre-Neuve. Et, comme nous l’aborderons plus loin, les constats du groupe de travail no3 outillent l’ensemble de la société pour orchestrer la transition.

À celles et ceux qui doutent de la pertinence de garder le GIEC en vie pour répéter ad nauseam les mêmes constats, on trouve des détracteurs.

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Le sixième cycle

Quelques nouveautés caractérisent le sixième rapport d’évaluation du GIEC, paru en 2021 et en 2022. D’abord, c’était la première fois qu’on y retrouvait des analyses fondées sur les « trajectoires socioéconomiques partagées ». Ces cinq scénarios visent à construire des modèles de l’avenir qui soient cohérents, et qui couvrent le spectre des possibles. Une multitude d’hypothèses y sont assemblées, concernant des variables comme la démographie, la croissance économique, l’éducation, l’urbanisation, le développement technologique et le nationalisme. Pour chaque trajectoire, des modèles numériques déterminent des courbes d’émissions de gaz à effet de serre (GES).

Auparavant, les modèles climatologiques considérés par le GIEC ne portaient que sur des « scénarios de forçage radiatif » prescrivant l’intensité de l’effet de serre. Les trajectoires socioéconomiques partagées – élaborées par des scientifiques indépendants, et non par le GIEC lui-même – sont plus pratiques pour élaborer des politiques climatiques. Les cinq trajectoires considérées se résument ainsi: un monde axé vers la durabilité, un monde caractérisé par la poursuite des tendances actuelles, un monde où les rivalités nationales s’accroissent, un monde où les inégalités augmentent, et un monde où un rapide développement carburant aux énergies fossiles se poursuit.

Comme chaque rapport d’évaluation, le sixième rapport se fonde sur un ensemble de modèles climatiques plus performants que jamais. Dans ce cas-ci, il s’agit de la sixième mouture du « projet d’intercomparaison des modèles couplés » (CMIP6). Les modèles numériques qui en font partie – issus de 33 groupes de recherche de 16 pays – ont produit leurs projections climatiques à partir des mêmes conditions initiales et pour les mêmes « expériences » numériques : les seules différences en découlant sont donc intrinsèques aux modèles. Ces données, gratuitement accessibles aux équipes de recherche du monde entier, permettent de synthétiser les projections des multiples modèles et d’en valider la robustesse.

Pour la première fois dans un rapport du GIEC, les projections des modèles pour certaines variables-clés ont été affinées a posteriori en les comparant aux tendances climatiques historiques et contemporaines. Cette étape supplémentaire renforce la solidité des résultats issus des modèles, qui étaient auparavant calés sur les tendances climatiques au moment de leur élaboration. Cette décision a eu pour effet de diminuer la contribution de certains modèles de CMIP6 produisant des résultats « trop chauds » : un problème souligné depuis 2019 par des scientifiques de haut niveau, dont Gavin Schmidt, le directeur de l’Institut Goddard pour les études spatiales de la NASA, aux États-Unis (5).

Résultat : la sensibilité des modèles climatiques s’est améliorée dans le sixième rapport d’évaluation du GIEC. On parle maintenant d’une sensibilité (6) se situant « probablement » dans la fourchette des 2,5 à 4 °C de réchauffement, et « très probablement » entre 2 et 5 °C. Notons bien que ces développements scientifiques progressent en toile de fond, mais que l’existence du GIEC – où il est très prestigieux pour les chercheuses et chercheurs de voir leurs travaux cités – accélère peut-être leur avancement.

Par-delà la science fondamentale, dans son sixième cycle, le GIEC a brillamment démontré son apport en matière d’atténuation des GES et d’adaptation climatique grâce au rapport de son groupe de travail no3. Ce document détaille qualitativement et quantitativement de nouvelles pistes pour accéder à un monde plus sobre en énergie et en matériel. Le résumé à l’intention des décideurs met le doigt sur le potentiel immense de la demande en biens et en services pour endiguer les émissions (l’autre option étant l’offre, qui concerne la décarbonation de la production et de l’énergie). Cette approche, faisant l’objet d’un chapitre pour la première fois dans un rapport du GIEC, permettrait de réduire, d’ici 2050, de 40 à 70 % les émissions des utilisateurs finaux.

L’approche explorée par les expertes et experts s’ancre dans le concept de sobriété (sufficiency), défini dans le rapport en anglais et traduit ici en français par l’économiste Céline Guivarch, l’une des autrices du rapport: « la sobriété, c’est l’ensemble des politiques, des mesures, des pratiques quotidiennes qui permettent d’éviter des demandes – demandes d’énergie, demandes de matériaux, demandes de biens, demandes de terres – tout en assurant le bien-être de tous les humains dans les limites planétaires ». Une manière d’arriver à la sobriété est la stratégie « éviter, remplacer, améliorer ». Si on l’applique concrètement au secteur des transports dans une métropole comme Montréal, on dirait qu’il faut d’abord réduire les déplacements en favorisant un urbanisme compact, puis remplacer les voitures individuelles par des autobus, et enfin améliorer la performance carbonique de ces autobus en choisissant des modèles électriques.

Les solutions climatiques se concentrant sur une réduction de la demande ou axées sur la sobriété touchent souvent de près les citoyennes et citoyens, mais cela ne veut pas dire que tout le poids repose sur leurs épaules : les gouvernants jouent également un grand rôle. Les ingrédients d’un régime alimentaire durable sont-ils disponibles ? L’accès aux transports actifs, collectifs et électriques est-il aisé? Des produits réparables et à longue durée de vie sont-ils offerts?

Comme tous les gouvernements du monde, celui du Québec devra rapidement mettre le cap sur un horizon plus durable. La stratégie choisie par le gouvernement de François Legault dans son premier mandat – centrée sur l’électrification des transports – s’accorde mal avec la vision de la sobriété détaillée par le GIEC. En permettant le développement de nouveaux projets pétroliers, le gouvernement fédéral s’écarte, lui aussi, des avertissements du groupe d’experts, qui appelle à effectuer une réduction « draconienne » des émissions de GES (8). Ces gouvernements réorienteront-ils leur approche en mettant à profit les principes émergeant de la synthèse du GIEC? Au fil du temps, on peut espérer que la science climatique converge vers un portrait de plus en plus net, mais l’atténuation des émissions de GES et l’adaptation aux changements climatiques dépendront toujours du contexte social, politique et économique. De ce point de vue, le travail du GIEC est un éternel recommencement, éternellement fécond.

Des Québécois parmi les auteurs

Au fil des ans, quelques Québécois ont été des auteurs principaux du GIEC. Parmi eux, on compte notamment René Laprise (UQAM) et Alejandro Di Luca (UQAM), qui ont respectivement été responsables de chapitres du premier groupe de travail sur les projections climatiques régionales (quatrième rapport d’évaluation, 2007) et les événements climatiques extrêmes (sixième rapport d’évaluation, 2022). Denis Angers (Agriculture Canada) et Damon Matthews (Université Concordia) ont été éditeurs- réviseurs de certains chapitres du sixième rapport d’évaluation. En matière de contribution locale, notons aussi que de nombreux articles scientifiques québécois sont cités dans les rapports du GIEC. L’ensemble CMIP6 comporte aussi les modèles climatiques de deux instituts canadiens.

1. Stéphane Foucart. « À quoi sert encore le GIEC ? ». Le Monde, 4 septembre 2021. <www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/04/a-quoi-sert-encore-legiec_6093419_3232.html>.

2. Naomi Oreskes. « IPCC, You’ve Made Your Point : Humans Are a Primary Cause of Climate Change ». Scientific American, 1er novembre 2021. .

3. Audrey Garric. « Rapport du GIEC : une publication imminente après d’intenses négociations ». Le Monde, 4 avril 2022. <www.lemonde.fr/climat/ article/2022/04/04/solutions-pour-le-climat-publication-imminente-durapport-du-giec-apres-d-intenses-negociations_6120465_1652612.html>.

4. Chris Mooney. « The world’s climate change watchdog may be underestimating global warming ». The Washington Post, 30 octobre 2014. <www.washingtonpost.com/news/wonk/wp/2014/10/30/climate-scientists-arent-too-alarmist-theyre-too-conservative>.

5. Zeke Hausfather, Kate Marvel, Gavin A. Schmidt, John W. NielsenGammon et Mark Zelinka. « Climate simulations : recognize the “hot model” problem ». Nature, vol. 605, no 7908, mai 2022. . <www.nature.com/articles/ d41586-022-01192-2>.

6. Par définition, la sensibilité correspond au réchauffement planétaire résultant d’un doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère terrestre par rapport à la concentration préindustrielle.

7. « Les conseils du GIEC pour rompre avec les énergies fossiles ». Chaleur humaine [balado audio animé par Nabil Wakim], Le Monde, 31 mai 2022. <www.lemonde.fr/podcasts/article/2022/05/31/les-conseils-du-giec-pourrompre-avec-les-energies-fossiles_6128332_5463015.html>.

8. Alexandre Shields. « “C’est maintenant ou jamais” pour transformer le monde, prévient le GIEC ». Le Devoir, 5 avril 2022. <www.ledevoir.com/ environnement/695400/changement-climatique-il-faut-changer-le-monde-desmaintenant-previent-le-giec>.