L’état du Québec 2023 | Urgence climatique, agir sur tous les fronts

Le climat fait-il vibrer les médias québécois?

Amélie Daoust-Boisvert

Professeure adjointe de journalisme à l’Université Concordia

Ce texte est issu de la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2023, publiée aux éditions Somme Toute / Le Devoir.

Entre silence radio, catastrophisme et impression de répétition, les médias québécois cherchent encore le ton approprié et le volume de couverture adéquat pour aborder les questions climatiques. Analyse de la situation et pistes de solution pour faire mieux.

« Les pays participant à la COP26 de l’ONU sur le climat ont abouti à un accord à Glasgow ». L’alerte, envoyée par Radio-Canada Info, s’affiche sur l’écran d’accueil de mon téléphone. Il est 14 h 20, le 13 novembre 2021. Les quelque 200 signataires de l’Accord de Paris viennent de conclure le Pacte de Glasgow, à l’arraché, alors que la rencontre devait se clore la veille. La Presse fait tinter une alerte sonore sur mon appareil mobile à 14 h 52, juste avant Le Devoir, à 14 h 56. Pour d’autres médias auxquels je suis abonnée, la nouvelle ne génère qu’un grand silence. 

Le consensus est pourtant clair : l’avenir de l’humanité se jouait en partie à cette rencontre qui visait à obtenir les engagements nécessaires des États pour éviter que le réchauffement climatique ne dépasse un seuil difficilement conciliable avec les sociétés humaines contemporaines. D’ici la fin du siècle, cela signifie de rester sous la barre des +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Idéalement, on parle d’une augmentation de température inférieure à +1,5 °C, une situation qui pourrait être atteinte d’ici 2025 selon l’ONU (1). « C’est le moment de vérité pour notre planète et c’est aussi le moment de vérité pour nos enfants et nos petits-enfants. Je suis profondément désolé, » a déclaré le président britannique de la conférence, Alok Sharma, très ému, aux délégations lorsque le pacte, jugé décevant, a finalement été conclu.

Des choix éditoriaux variables

Ce jour-là, dans le cadre d’un de mes projets de recherche (2), mon équipe et moi surveillions aussi les pages d’accueil des sites Web de trois autres médias québécois, en plus des trois premiers qui m’ont envoyé des alertes : Le Journal de Montréal, TVA Nouvelles et Montreal Gazette. À l’exception de Radio-Canada Info en soirée, la signature du pacte restera absente de la « une » des six sites observés (3). Au même moment, la controverse entourant l’unilinguisme du PDG d’Air Canada, le Canadien qui affronte les Red Wings de Détroit, la Covid-19 et d’autres questions de santé occupent le devant de l’espace médiatique. 

Les premiers jours de la rencontre internationale génèrent plus d’articles et de publications sur les réseaux sociaux que sa conclusion. Le 13 novembre, nous avons calculé que la COP26 est mentionnée dans près de cinq pour cent de tous les articles publiés par ces six médias sur le Web. C’est considérable, compte tenu du poids médiatique habituellement accordé au climat ou à l’environnement. C’est tout de même loin du record qui a été battu 10 jours plus tôt, alors que la COP26 seule atteint un impressionnant sommet de popularité avec plus de 12 % des nouvelles publiées la mentionnant, sans compter les autres nouvelles environnementales. Les déclarations du premier ministre du Canada Justin Trudeau à Glasgow, de même que celles de la militante Greta Thunberg, galvanisent alors l’attention médiatique. 

La figure 1 montre une donnée parallèle au nombre d’articles produits, soit la proportion de tweets publiés par les six médias qui concernent la COP26 ou l’environnement pendant les deux semaines de la conférence. Les tendances sont semblables à celles observées avec les articles publiés sur les sites Web, à cela près que, sur cette plateforme qui favorise l’instantanéité et le partage de nouvelles de dernière heure, la signature du pacte génère autant d’activités que l’ouverture de la conférence. Aussi, les tendances sont essentiellement les mêmes pour les sujets environnementaux que pour la couverture de la COP 26. Les médias profitent de l’attention générée par l’événement pour publier et mettre de l’avant des reportages et des chroniques sur l’environnement, avec des angles variés. Le sort de la rainette faux-grillon, l’électrification des transports et les (in)actions des pétrolières canadiennes figurent parmi les sujets abordés par les médias québécois lors de ce sommet d’attention médiatique.

Figure 1. Proportion des publications Twitter portant sur la COP 26 ou l’environnement pendant la durée de la conférence de Glasgow, à l’automne 2021, pour les comptes de six médias populaires au Québec (La Presse, Le Devoir, Montreal Gazette, TVA Nouvelles, Journal de Montréal, Radio-Canada Info).

Si certains médias publient beaucoup sur ces sujets, les stratégies de mise en valeur de ces contenus diffèrent d’un média à l’autre. L’analyse croisée des sites Web, des réseaux sociaux Twitter et Facebook et des articles des différents médias démontre que, pendant que certains poussent la COP 26 et l’environnement à l’avant-scène, d’autres semblent les enterrer ou les reléguer au second rang. Les articles existent, mais sont dans certains cas peu partagés sur les réseaux sociaux et peu ou pas mis en valeur sur le Web. Pourquoi ?

Mettre le climat de l’avant, ou pas ?

Je souhaite éviter de blâmer les médias : bien des raisons, valables dans leur contexte propre, peuvent justifier leurs décisions éditoriales. Je préfère soumettre une analyse qui permette d’imaginer des moyens de les aider à faire mieux tout en rejoignant leurs publics.

D’abord, nous savons qu’il se déploie un jeu de compétition entre les événements lors de la sélection des nouvelles. À cette danse, un enjeu qui persiste dans l’actualité, si important soit-il, perd le plus souvent de son attrait face à une nouvelle controverse, comme celle qui a entouré l’unilinguisme du PDG d’Air Canada à cette même période. Les élections municipales québécoises ont également monopolisé  l’essentiel des productions journalistiques le 9 novembre 2021. Dans le cadre de cette compétition, l’urgence climatique peut être perçue comme un sujet « répétitif » et souffrir d’une certaine fatigue journalistique. Avides de nouveauté, les médias ont accordé une plus grande couverture à l’ouverture de l’événement. Ils ont aussi obéi à leur appétit documenté pour le conflit avec une couverture accrue de la journée de mobilisation qui a donné lieu à des manifestations partout dans le monde le 6 novembre, dont une assez modeste à Montréal.  

Une autre explication, et je l’illustre à la figure 2, réside dans la manière dont les médias abordent les enjeux climatiques. La joute politique et les grands événements comme les rencontres internationales, la publication de rapports, les catastrophes climatiques, dictent en grande partie la couverture environnementale. Dans d’autres domaines, les journalistes vont mettre les sujets à l’agenda par leur proactivité et leurs enquêtes, mais le font somme toute assez peu en environnement. On l’observe dans la proportion de publications Twitter sur le climat de notre même échantillon de six médias populaires au Québec en 2021. Les moments « forts » coïncident avec les mois du sommet international sur le climat organisé par le président américain Joe Biden (avril), de la publication du rapport du GIEC (août), de la marche mondiale pour le climat (septembre) et de la COP26 (octobre et novembre).

Figure 2. Proportion des publications sur Twitter touchant les enjeux climatiques pour six médias populaires au Québec (La Presse, Le Devoir, Montreal Gazette, TVA Nouvelles, Journal de Montréal, Radio-Canada Info) en 2021.

Finalement, les gestionnaires de salles de nouvelles peuvent aussi craindre une désaffection de leur public en lien avec la couverture du climat, rarement réjouissante, ou penser que leurs auditoires en sont peu friands. D’autres pourraient considérer que la modération des commentaires des trolls et des climatosceptiques sur leurs réseaux sociaux ne vaut pas les clics générés par le partage de ces nouvelles sur ces plateformes. Ce sont des hypothèses que certaines études soutiennent. Par exemple, des entrevues avec des journalistes canadiens et américains spécialisés en environnement ont dévoilé que ces derniers se sentaient plus contraints de tempérer leurs propos dans les médias privés à but lucratif que dans les médias à but non lucratif. La nécessité d’engranger des profits, les routines de travail, le temps disponible et les contraintes quotidiennes d’accès aux sources étaient des entraves à ce que ces journalistes considéraient comme du bon journalisme environnemental, ou même, à leur objectivité (4).

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Des solutions concrètes

Observer de près la couverture médiatique du climat ne m’amène pas à blâmer les médias du Québec, mais m’interpelle assez pour leur suggérer des pistes de solution afin de mieux faire. Se fédérer pour s’inspirer mutuellement est une première piste. L’initiative Covering Climate Now, lancée en 2019, regroupe en 2022 plus de 450 médias à travers le monde, dont The Guardian, Reuters, Bloomberg ou Libération. Peu de médias du Québec, et quelques joueurs canadiens se sont joints au partenariat qui permet de bénéficier de mentorat, de formations, de conférences, du partage et de l’amplification de reportages, par exemple. 

En 2019, The Guardian a publié son « engagement envers le climat » (5). On y retrouve non seulement un engagement à couvrir ces questions de manière accrue et transversale à travers les sections, mais également un engagement, comme citoyen corporatif, à réduire les émissions de gaz à effet de serre liées à l’exploitation du média. La démarche du quotidien britannique peut en inspirer d’autres, à plus petite échelle. Élaborer un guide éditorial abordant les attentes envers la couverture du climat — son intensité ou le vocabulaire approprié, par exemple — peut aider une rédaction à se sentir soutenue et mieux outillée dans cette tâche complexe. 

Ensuite, pour s’affranchir d’une certaine dépendance envers les sources politiques et les aléas de l’actualité, comme les conférences internationales ou les mobilisations sociales de grande ampleur, nous aurons besoin de plus de journalistes spécialisés en environnement au Québec. Sortir du cadre, produire des enquêtes, aborder des angles locaux et originaux, nécessite un réseau et l’expérience de ce secteur. J’observe une subtile transition en ce sens, et j’espère voir cette tendance s’amplifier et que les journalistes qui se consacrent à l’environnement verront leurs reportages mis de l’avant, à la hauteur de l’importance des histoires qu’ils et elles racontent. 

Le journalisme de solutions est l’un des antidotes que quelques médias explorent actuellement pour contrer le cynisme  tant le nôtre en tant que journalistes que celui du public – face à la crise environnementale. Cette approche consiste à produire des reportages centrés sur les solutions aux enjeux sociaux, avec la même rigueur que celle exigée de n’importe quelle démarche journalistique. C’est se demander « et maintenant ? » plutôt que « qu’est-ce qui s’est passé et qui est à blâmer ? », ce que les journalistes font déjà très bien. Le journalisme quotidien et le journalisme d’enquête sont complémentaires, et non pas en opposition, à cette posture. Passer de la position de « chien de garde » à celle de « chien guide », c’est montrer aux individus que l’action est possible, une tâche plus ardue qu’elle ne le paraît. Après seulement quelques mois de formation en journalisme, plusieurs de mes étudiantes et étudiants peinent à sortir du moule « problème » et à écrire des reportages qui mettent en valeur des solutions. Ils reviennent naturellement du terrain avec un angle négatif pour leurs reportages,  que je dois les aider à recadrer quand je leur enseigne ce style journalistique. Former quelques journalistes par organisation au journalisme de solutions et les soutenir dans cette voie viendrait enrichir la couverture environnementale et ainsi contribuer à susciter l’intérêt d’un nouveau public, et, pourquoi pas, à dépolariser les conversations sur les réseaux sociaux.

Journalisme militant ou simplement objectif?

On me demande souvent si le journalisme environnemental est militant, ou si mettre le climat à l’avant des préoccupations médiatiques ne contrevient pas au principe d’objectivité journalistique. Cette perception entretient peut-être la timidité avec laquelle certains médias abordent ces enjeux. En réponse, j’aime affirmer que le journalisme environnemental n’est pas plus militant que le journalisme économique. Or, aucun reporter économique ne se fait reprocher son supposé soutien au système capitaliste, comme les journalistes en environnement le vivent pour un présumé militantisme environnemental. J’ai aussi vu plus de journalistes politiques faire un saut en politique active, pour parfois revenir pratiquer le journalisme par la suite, que de journalistes en environnement sauter la clôture pour aller militer pour Greenpeace ou Équiterre. Sans compter le harcèlement en ligne que peuvent vivre des reporters quand ils publient sur le climat.  

On conteste l’objectivité des journalistes qui traitent de l’environnement, car leur travail bouscule le statu quo, celui de notre dépendance au pétrole. Comme le travail d’autres collègues a bousculé (et le fait toujours !) le patriarcat, documenté les revendications des communautés LGBTQIA+, rendu compte des luttes des mouvements antiracistes, etc.

Les valeurs journalistiques desquelles dépend l’objectivité sont la considération de l’intérêt public, l’exactitude, l’indépendance, la transparence, le souci de l’équilibre, l’impartialité et l’intégrité. La crise climatique est si grave et affecte si fortement la société que ces mêmes valeurs requièrent que les médias répondent présents. N’avoir aucune équipe affectée au climat; peu encourager le développement d’angles environnementaux de manière transversale, de la couverture politique à celle des sports ou de la culture et du voyage; ne pas publiciser les articles sur le climat sur Facebook, Twitter ou Instagram, ou ne pas leur accorder la une, qu’elle soit imprimée ou virtuelle; ces tendances éditoriales à « ne pas agir » pèsent aussi lourd que les actions quand vient le temps d’évaluer l’action des médias sur ces grandes valeurs journalistiques qu’on souhaite communes. Inconsciente ou non, la décision éditoriale de ne pas allouer les ressources nécessaires pour couvrir et mettre de l’avant sur toutes les plateformes les enjeux climatiques à la hauteur de leurs impacts sur nos sociétés, à petite et large échelle, maintenant et demain, constitue peut-être bien le choix le moins objectif. 

1. « Climat : Le seuil de +1.5°C risque d’être atteint d’ici 2025, avertit l’ONU ». Agence France Presse, 27 mai 2021. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1796400/rechauffement-planete-accord-paris-temperatures.

2. Projet « Du réchauffement à l’urgence : les médias canadiens et la couverture des enjeux climatiques » financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).

3. Les sites ont été consultés et sauvegardés à trois reprises (matin, après-midi, soir) dans la journée, et certains changements de unes ont pu passer inaperçus entre ces enregistrements. Malgré les limites de cette méthode de veille, le croisement de données en provenance de plusieurs plateformes permet de créer un portrait juste de la couverture de la COP26.

4. Ever Josue Figueroa. « News organizations, ideology, and work routines: A multi-level analysis of environmental journalists », Journalism 21(10), p. 1486-1501, 2 septembre 2017. https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1464884917727386.

5. The Guardian. « The Guardian’s Climate », 25 octobre 2021. www.theguardian.com/environment/2021/oct/25/the-guardians-climate-pledge.