L’état du Québec 2020 | Clé 09

L’information locale, bien public essentiel à la démocratie

Marie-Ève Martel
Journaliste à La Voix de l’Est et auteure du livre Extinction de voix : plaidoyer pour la sauvegarde de l’information régionale

Ce texte est issu de la clé 09 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.

La crise des médias affecte tous les acteurs de l’industrie, petits et grands, dans les centres urbains et dans les régions. Dans ce dernier cas, précisément, la disparition des médias a d’importantes conséquences pour la démocratie locale.

Ce qui devait être une aventure prolifique pour les médias d’information s’est-il finalement avéré le début de leur fin ? Bon nombre de médias d’information ont tenté l’aventure du Web, il y a une quinzaine d’années, en rendant la très grande majorité de leurs contenus gratuits. Ils estimaient à l’époque que la pléthore d’annonceurs présents sur la Toile bonifierait leurs revenus publicitaires.

Or, l’arrivée imprévue et fulgurante de géants du Web, dont Google, Amazon, Facebook et Apple – les fameuses entreprises à l’origine de l’acronyme GAFA –, a changé la donne. Ces entreprises numériques états-uniennes accaparent à l’heure actuelle environ 80 % de tous les revenus publicitaires en ligne, y compris au Canada et au Québec, où elles ne paient pas d’impôts. Les médias d’information financent donc depuis quelques années la production de contenus pour lesquels de moins en moins de gens paient, que ce soit par abonnement ou par investissement publicitaire.

Cet exode des sources de revenus, jumelé à plusieurs transactions d’envergure, notamment entre Sun Media et TC Transcontinental, en 2014, puis la vente de 93 titres de TC Transcontinental à divers acheteurs régionaux, a entraîné la fermeture de plusieurs dizaines d’hebdomadaires entre 2012 et 2019. Au cours de la même période, deux stations de radio et deux plateformes numériques d’information locale se sont aussi éteintes1, faute de revenus pour poursuivre leurs activités. Tout cela sans compter les rationalisations survenues dans les autres médias.

Si cette diminution de revenus se poursuit sans mesure atténuante, plusieurs médias d’information pourraient disparaître à très court terme, particulièrement dans les régions. En conséquence, le nombre de sources d’information d’intérêt public transmise à la population québécoise diminuerait grandement.

Une telle extinction des voix médiatiques ne peut donc se faire sans heurts pour la démocratie et la vie en société.

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LA SURVEILLANCE DES POUVOIRS LOCAUX
C’est en effet en étant informés que les citoyens sont en mesure de prendre des décisions éclairées quant aux différents enjeux sociétaux. Le travail journalistique permet une mise en perspective des informations transmises par les ordres de gouvernement et les organisations, ce qui vaut aux médias leur surnom de « quatrième pouvoir ».

Une étude américaine a démontré que, dans les régions où les citoyens avaient davantage accès à de l’information locale, le taux de participation aux élections était plus élevé2. D’autres recherches ont conclu que l’information produite par les médias favorisait l’engagement politique ou dans la vie publique3 et que l’absence de médias pour traiter des différents enjeux de société avait pour effet de polariser le débat public4.

Un consensus se dégage également sur le fait qu’en informant le public des multiples facettes d’une situation, un média contribue à la vitalité politique de son milieu. Un sondage, réalisé en février 2018 pour le compte de l’organisme Médias d’Info Canada, révélait d’ailleurs que 94 % des répondants estimaient que les médias jouent un rôle important dans la démocratie, et que les trois quarts étaient convaincus que ce rôle est « primordial5». Tant les nouvelles que les débats d’opinions sont nécessaires au bon fonctionnement de notre système démocratique, relevait d’ailleurs en 20066 le rapport d’un comité sénatorial chargé d’étudier l’état de la concentration des médias.

L’apport des médias locaux se traduit également par la mobilisation pour réaliser des projets communs et répondre aux enjeux de société. Car autant qu’ils les surveillent, les journalistes servent aussi les décideurs et titulaires de charges publiques, ne serait-ce qu’en les informant des enjeux et thématiques qui préoccupent et intéressent leurs concitoyens. Cela donne l’heure juste aux élus, qui ont tout autant besoin d’être bien informés pour prendre les décisions et mener les actions qui s’imposent.

L’affaiblissement, voire la disparition, de médias locaux dans les régions a été associé à la hausse du prix des contrats publics et des salaires des fonctionnaires par une étude états-unienne dont les résultats ont été publiés en mai 2018. Les auteurs de l’étude, qui a couvert un total de 1 266 comtés servis au départ par plus de 1 500 journaux, parmi lesquels 291 ont disparu entre 1996 et 2015, considèrent que, comme les médias surveillent l’octroi de contrats et leur adjudication par les différents ordres de gouvernement, leur disparition a un effet direct : l’augmentation des dépenses publiques sur une période de trois ans. Cela est d’autant plus vrai en ce qui concerne les emprunts à long terme pour des projets d’infrastructure.

Dans les communautés étudiées, les coûts d’emprunt étaient, en moyenne, de 0,55 % à 1,1 % plus élevés là où il n’y avait plus de journal pour traiter des dépenses publiques7. Les chercheurs ont ainsi relevé que les administrations publiques qui n’étaient plus « surveillées » par un média de proximité avaient davantage augmenté leur masse salariale et le nombre de fonctionnaires, et leur recherche n’a permis de trouver aucun autre facteur pour expliquer cette différence.

LA CONSTRUCTION D’UNE IDENTITÉ RÉGIONALE
En outre, les médias d’information jouent un rôle de premier plan dans la construction de l’identité collective. Sans médias ou plateformes propres à un groupe donné où l’information est transmise entre ses membres, il est ardu de créer un sentiment d’appartenance à une région dont les citoyens sont unis par des enjeux communs.

Les médias font aussi état des activités des organismes communautaires d’une région, tout autant que des exploits de ses athlètes et du talent de ses artistes, ce qui contribue à alimenter un sentiment de fierté locale tout en évitant certains stéréotypes véhiculés par des médias nationaux.

Les médias sont donc des acteurs de construction d’une identité locale, des adjuvants à la cohésion sociale et une agora populaire où s’échangent les idées. En décrivant les initiatives locales et en laissant la place à des débats, en rappelant des moments et des personnages marquants de l’histoire locale et en usant de référents propres à la région, les médias posent les balises d’une identité et d’une culture qui caractérisent leur communauté.

Les médias d’information jouent aussi un important rôle économique dans leur milieu. Comme entreprise de presse, le média est créateur d’emplois dans sa communauté d’adoption. Mais ce rôle va au-delà de cela : les médias locaux, et particulièrement leur fermeture, ont de profondes retombées sur l’économie locale.

UN REMPART DE LA DÉMOCRATIE
Le caractère essentiel des médias d’information locaux l’est d’autant plus que les élus en viennent avec une facilité déconcertante à semer la confusion au sein de la population en occultant certains faits et à déformer la réalité à leur avantage, lorsqu’ils ne mentent pas tout simplement, tout en criant aux fausses nouvelles dès qu’un reportage journalistique sérieux leur déplaît.

Noyée dans un océan de fausses nouvelles, de théories du complot et d’autres contenus fallacieux ou propagandistes, l’information de qualité rapportée par des professionnels qui obéissent à un code d’éthique et déontologique représente un rempart de la démocratie et, en ce sens, un bien public.

Qui dit bien public dit l’affaire de tous. Il revient donc à la société tout entière de s’assurer qu’il demeurera en son sein des canaux de production et de diffusion d’information d’intérêt public.

NOTES

1. Caillou, Annabelle. « CIBL met à pied ses employés ». Le Devoir, 6 janvier 2018 ; « La radio CHOC FM ferme ses portes ». Le Devoir, 6 août 2018.

2. ICI Radio-Canada. « L’information locale favorise la démocratie municipale ». 12 février 2016.

3. Benton, Joshua. « When local newspapers shrink, fewer people bother to run for mayor ». Nieman Journalism Lab, 9 avril 2019.

4. Bauder, David. « The steady loss of local newspapers across the US is making Americans more polarized, study finds ». Business Insider, 30 janvier 2019.

5. Médias d’Info Canada. « Don’t stop the presses: Canadians believe journalism is critical to democracy ». 16 février 2018.

6. Comité sénatorial permanent des transports et des communications. « Rapport final sur les médias d’information canadiens ». Ottawa : gouvernement du Canada, 2006.

7. Capps, Kriston. « When local newspapers close, city financing costs rise ». City Lab, 30 mai 2018 ; Agence Science-Presse. « Sans journal, les dépenses locales augmentent ». 1er juin 2018.

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2020-05-25T15:29:24-04:00