L’état du Québec 2020 | Clé 13
Valoriser une voix citoyenne en santé et en services sociaux
Olivier Demers-Payette
Professionnel scientifique de l’Unité – Méthodologie, éthique et participation à l’INESSS
Isabelle Ganache
Coordonnatrice et professionnelle scientifique principale en éthique de l’Unité – Méthodologie, éthique et participation à l’INESSS
Mireille Goetghebeur
Professionnelle scientifique principale en méthodes de soutien aux processus délibératifs de l’Unité – Méthodologie, éthique et participation à l’INESSS
Marie-Pascale Pomey
Médecin-conseil à l’INESSS et professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal
Denis Roy
Vice-président, science et gouvernance clinique à l’INESSS
Ce texte est issu de la clé 13 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.
L’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS) considère diverses « visions du monde » dans ses activités d’appréciation de la valeur des technologies et des modes d’intervention en santé et en services sociaux. Que peuvent apporter les citoyens ? Comment distinguer leur contribution de celles des patients, des usagers et des proches aidants ? Ce sont des voix complémentaires à valoriser !
Les dynamiques entre la recherche scientifique, le développement technologique et les avancées dans les pratiques professionnelles et organisationnelles influencent profondément nos systèmes de santé et de services sociaux. L’arrivée des thérapies géniques ou de la médecine de précision, l’implantation des objets connectés, l’application de l’intelligence artificielle ou de la réalité virtuelle dans le domaine de la santé, ou encore l’évolution des interventions en services sociaux – pour ne nommer que ces exemples – éveillent de grands espoirs. De même, ces innovations font émerger de nombreuses préoccupations1.
Si ces transformations déploient les capacités d’action sur la santé et le bien-être des individus et de la population en général, elles s’accompagnent de nouvelles incertitudes tant sur le plan clinique que sur les plans organisationnel, économique, politique, social et éthique. Elles impliquent en outre divers acteurs privés et publics dont les intérêts sont parfois divergents, parfois convergents.
Dans un tel contexte, soutenir la prise de décision publique à l’égard des technologies et des modes d’intervention en santé et en services sociaux devient de plus en plus complexe. Poser un jugement sur la « valeur » de médicaments, de dispositifs médicaux ou d’interventions en santé et en services sociaux repose dès lors sur la capacité de susciter, d’apprécier et d’intégrer une diversité de savoirs et de perspectives.
L’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé et en services sociaux (ETMISSS), telle que mise de l’avant par l’INESSS, incarne ce processus raisonné. Elle permet de révéler les divers enjeux autour d’une technologie ou d’une intervention, de juger de l’importance des aspects et des tensions en jeu, de prendre en compte les perspectives des différents acteurs concernés et d’outiller la prise de décision par la production d’avis, de guides ou de normes, d’états des connaissances ou d’états des pratiques.
Au coeur de ce processus se trouve une forte composante participative. Pour chaque projet d’évaluation, plusieurs modalités de participation sont mises en place pour assurer de capter les savoirs des professionnels de la santé, des gestionnaires et des chercheurs. D’autres formes de savoirs sont maintenant mieux reconnues en ETMISSS2, en particulier ceux des patients, des usagers, des proches aidants, de leurs représentants ainsi que des citoyens.
Cette reconnaissance a amené l’INESSS à réfléchir à leur rôle respectif dans l’appréciation de la valeur des technologies et des modes d’intervention en santé et en services sociaux ainsi que sur le type de participation favorisant une contribution effective.
PORTER ATTENTION À LA VALEUR
La légitimité sociale et politique des décisions de rendre disponibles des technologies et des modes d’intervention dans un système public de santéet de services sociaux repose sur l’appréciation globale de leur « valeur ».Un dispositif médical, un médica-ment ou une intervention apporte de la valeur dans la mesure où son usage ou sa mise en place en contexte réel contribue à :
- Une meilleure expérience de soins et services pour les patients, usagers et proches (dimension clinique) ;
- Un meilleur état de santé et de bien-être pour toute la population, avec le souci d’une distribution équitable des ressources (dimension populationnelle) ;
- Une réduction des coûts pour gérer de façon responsable et durable les ressources (dimension économique).
En plus de ces considérations, le contexte sociopolitique et organisationnel du système de santé et de services sociaux doit également être pris en compte3.
Ces diverses dimensions sont considérées selon les visées de l’éthique de la décision (l’éthique vue comme une posture de chaque instant, basée sur la capacité de décider ensemble comment bien faire en considérant une multiplicité de perspectives) et des approches multicritères réflexives (la réflexivité vue comme un moyen d’échanger sur l’ensemble des dimensions, chacun apportant sa propre expérience, ses savoirs et sa réflexion sur les questions abordées pour chaque critère de décision)4.
L’objectif est donc de considérer l’ensemble des dimensions pertinentes pour soutenir une décision juste et raisonnable, soit une introduction responsable de la technologie ou du mode d’intervention dans des conditions propices à la concrétisation de son potentiel de valeur dans le contexte du système de santé et de services sociaux du Québec.
Une telle approche globale d’évaluation vise délibérément à faire face à la complexité de nos systèmes de santé et de services sociaux ainsi qu’aux incertitudes qui s’y trouvent, à la pluralité des intérêts et des relations de pouvoir en jeu, et aux défis que pose l’intégration de savoirs de différentes natures. Elle met à l’oeuvre plusieurs types de savoirs. D’abord, les savoirs scientifiques, issus notamment de la littérature. Ensuite, les savoirs contextuels, dont des données clinico-administratives, par exemple. Finalement, les savoirs expérientiels, émanant des perspectives des professionnels de la santé, des gestionnaires, des patients, des usagers, des proches aidants, des citoyens et des autres parties prenantes.
Cette approche ouvre ainsi un véritable espace d’apprentissage partagé, réflexif, ouvert et transparent. Elle permet de faire ensemble sens de la valeur d’une technologie ou d’un mode d’intervention dans un contexte donné.
La mobilisation des perspectives des citoyens, comme de celles des patients, des usagers et des proches aidants, constitue une clé incontournable dans cette détermination de la valeur. La considération de leurs « visions du monde » concourt à une meilleure compréhension de ce qui importe réellement en matière de soins et de services, de prise de décision, de trajectoires de vie et de soins, et d’enjeux systémiques. Il peut être question d’équité d’accès, d’allocation des ressources et de compassion envers les populations vulnérables, entre autres exemples.
Au-delà d’un simple apport de perspectives et d’expériences humaines, leur participation favorise les articulations nécessaires entre des connaissances plus ou moins robustes (les savoirs scientifiques et leurs incertitudes) et des présomptions plus ou moins explicites ou crédibles (les revendications commerciales, professionnelles et individuelles)5 inhérentes à toutes technologies et à tous modes d’intervention en santé et en services sociaux. Pour y arriver, en revanche, il est important d’établir les conditions nécessaires afin que leurs voix soient différenciées et entendues au sein d’une organisation comme l’INESSS.
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ASSURER UNE PARTICIPATION FRUCTUEUSE
La participation des citoyens, des patients, des usagers et des proches aidants en santé, et plus particulièrement en ETMISSS, n’est pas un phénomène récent. Moult organisations, dont le National Institute for Health and Care Excellence au Royaume-Uni, la Haute Autorité de santé en France, l’Agence canadienne des médicaments et des technologies de la santé et bien d’autres à l’échelle internationale, canadienne ou provinciale ont cherché à inclure des citoyens, des patients, des usagers et des proches aidants dans l’élaboration d’orientations soutenant la prise de décision6.
Devant ces démarches, il est possible de croire que le chemin est déjà tracé. Pourtant, si l’importance de considérer diverses « visions du monde » semble mieux reconnue, le défi reste entier pour différencier, capter et valoriser ces perspectives dans le domaine de l’ETMISSS. En effet, comment engager les citoyens, les patients, les usagers et les proches aidants, selon la complexité des projets d’évaluation, ou encore considérer la complémentarité des savoirs des uns et des autres ? L’expérience de l’INESSS montre surtout l’importance d’une application réflexive de différentes formes de participation et d’une diversification raisonnée des participants permettant des apprentissages croisés pour mieux apprécier la valeur des technologies et des modes d’intervention.
FAIRE LES DISTINCTIONS APPROPRIÉES…
La distinction menée jusqu’ici entre les citoyens et les patients, les usagers et les proches aidants peut paraître surprenante au premier regard. Après tout, les patients ou les usagers (de même que les professionnels de la santé) sont de fait des citoyens. Ce n’est pas parce qu’ils ont une expérience significative d’une maladie, d’une condition ou d’un traitement qu’ils sont dépossédés de leurs droits et devoirs civiques ! Cependant, les citoyens qui ne sont pas patients ou usagers peuvent n’avoir qu’un contact très limité avec le système de santé et de services sociaux.
D’ailleurs, les termes utilisés portent en eux une charge symbolique. En effet, même la notion de « patient » soulève la controverse et s’applique difficilement, par exemple, au domaine des services sociaux, où les termes « usager » ou « clientèle » sont préférés. C’est sans compter leurs « représentants », qui agissent au nom d’une association de patients ou d’un groupe d’usagers et qui font valoir leurs intérêts, ou encore le « proche aidant » ou la « personne significative » qui assume un soutien important ou ponctuel auprès de patients ou d’usagers. Ces groupes ne sont ni homogènes ni exclusifs. Les frontières sont souvent floues, et chacun exprime des intérêts pluriels pouvant évoluer dans le temps. Et toutes ces personnes peuvent chacune être considérées comme « citoyen », concept teinté d’un certain idéal7.
La notion de « citoyen » dépend aussi de la situation. Dans le contexte bien particulier de l’INESSS, un citoyen ne devrait pas détenir une expertise déjà requise dans ses projets d’évaluation. Sont donc exclus les patients, les usagers et leurs représentants, les chercheurs en santé, les professionnels de la santé et leurs représentants, les employés d’une organisation de soins, les employés du ministère de la Santé et des Services sociaux ou d’un organisme sous sa responsabilité, les employés des sociétés pharmaceutiques ou de dispositifs médicaux. Il ne devrait pas non plus être en position de conflit d’intérêts ou de conflit de rôles importants relativement à la mission et aux activités de l’INESSS.
En réalité, faire ces distinctions, ce n’est pas déposséder les uns et les autres d’une identité qui est, de toute manière, fluide. Il s’agit surtout de reconnaître certaines différences entre les rôles respectifs, les perspectives partagées, les réflexions et les contributions attendues8 pour les valoriser avec discernement dans le processus d’ETMISSS (voir tableau 1). Cela permet de mieux considérer leur apport essentiel et complémentaire à toutes les dimensions de l’évaluation.
… POUR MIEUX ÉVALUER ENSEMBLE LA VALEUR
L’INESSS reconnaît l’importance de faire appel à diverses modalités de participation des citoyens, des patients, des usagers et des proches aidants, selon les défis particuliers que posent les objets d’évaluation. L’opportunité d’engager l’un et l’autre doit être réfléchie à chaque projet. Si cette participation est souhaitable pour la plupart des projets d’évaluation, elle soulève naturellement des enjeux de capacité interne pour la réaliser en matière de ressources, de temps ou de compétences. Des approches allant de la consultation au partenariat (des groupes de discussion, la participation à un comité, ou encore une démarche de coconstruction avec les équipes de projet) sont mises en place après une évaluation de leur pertinence.
Dans les dernières années, plusieurs démarches de participation ont été réalisées autant avec des citoyens qu’avec des patients, des usagers et des proches aidants. Un processus structuré de recrutement comprenant une diversification dans la sélection des participants a été appliqué afin de favoriser l’intégration de points de vue hétérogènes qui, en plus de rechercher une représentation variée des caractéristiques sociodémographiques du Québec, prend aussi en considération les présupposés favorables, défavorables ou neutres par rapport à l’objet d’évaluation. Une gestion appropriée des conflits d’intérêts et de rôles a aussi été menée, comparable à celle réalisée auprès de l’ensemble des parties prenantes appelées à contribuer.
Plus particulièrement, pour recueillir les perspectives des citoyens dans les consultations réalisées avec eux à l’INESSS, la méthode privilégiée est le groupe de discussion9. L’utilisation d’une grille consultative multicritère a permis de collecter les réflexions pour chacun des critères de décision. Leur analyse qualitative a fait ressortir les thèmes importants pour chaque critère. Ces thèmes ont ensuite été intégrés dans la délibération sur les recommandations (suivant une grille délibérative multi-critère similaire).
Par ailleurs, l’INESSS dispose d’un conseil scientifique, de comités scientifiques permanents et de comités d’excellence clinique ; à chacun d’entre eux siègent deux citoyens au même titre que des chercheurs, des cliniciens, des éthiciens et des gestionnaires10. Ces structures de gouvernance scientifique interviennent surtout pour assurer la rigueur méthodologique, l’acceptabilité professionnelle et la pertinence sociale des produits de l’INESSS. Certains comités exercent aussi un rôle délibératif par lequel des recommandations formelles sont élaborées. Le recrutement des citoyens pour siéger à ces comités fait appel au même processus que pour les projets.
LA PARTICIPATION, UN INCONTOURNABLE
En conclusion, la participation des citoyens, comme celle des patients, des usagers et des proches aidants, sur plusieurs plans et selon diverses modalités au sein de l’INESSS, est devenue incontournable. Même si cette participation se structure de mieux en mieux pour soutenir l’appréciation globale de la valeur des technologies et des modes d’intervention en santé et en services sociaux, plusieurs défis sont rencontrés.
Le développement d’une compréhension partagée des rôles et responsabilités des divers acteurs, la clarification de repères pour prioriser la participation dans les projets, la communication d’une information utile, compréhensible et complète sur des thèmes complexes (avec des enjeux éthiques et des questions à portée sociétale pour chaque dossier), l’utilisation des outils technologiques de communication et d’information pour joindre et mobiliser les individus ou encore la transmission adéquate des savoirs expérientiels collectés pour nourrir les délibérations sur les recommandations en sont quelques-uns.
Grâce à l’expérience acquise, l’INESSS se donne pour objectif de continuer à renforcer une inclusion efficace, productive et adéquate des citoyens, des patients, des usagers et des proches aidants dans l’ensemble de ses travaux d’évaluation.
NOTES
1. Lehoux, Pascale. The problem of health technology: Policy implications for modern health care systems. New York : Routledge, 2006.
2. Facey, Karen M., Helle Ploug Hansen et Ann N. V. Single (dir.). Patient involvement in health technology assessment. Singapour : Springer Singapore Adis, 2017 ; Abelson, Julia, Frank Wagner, Deirdre DeJean, Sarah Boesveld, François-Pierre Gauvin, Sally Bean, Renata Axler et al. « Public and patient involvement in health technology assessment: A framework for action ». International Journal of Technology Assessment in Health Care, vol. 32, no 4 (2016), p. 256-264.
3. Goetghebeur, Mireille et Monika Warner. « Identifying value(s): A reflection on the ethical aspects of MCDA in healthcare decisionmaking ». Dans Marsh, Kevin, Mireille Goetghebeur, Praveen Thokala et Rob Baltussen (dir.), Multi-criteria decision analysis to support healthcare decisions, Cham : Springer, p. 29-46.
4. Ibid.
5. Lehoux, Pascale, Geneviève Daudelin, Olivier Demers-Payette et Antoine Boivin. « Fostering deliberations about health innovation: What do we want to know from publics ? ». Social Science & Medicine, vol. 68, no 11 (juin 2009), p. 2002-2009.
6. Pour des exemples détaillés, voir : Gagnon, Marie-Pierre, Marie Desmartis, Dolorès Lepage-Savary, Johanne Gagnon, Michèle St-Pierre, Marc Rhainds, Renald Lemieux, Francois-Pierre Gauvin, Hugo Pollender et France Légaré. « Introducing patients’ and the public’s perspectives to health technology assessment: A systematic review of international experiences ». International Journal of Technology Assessmentin Health Care, vol. 27, no 1 (janvier 2011),p. 31-42.
7. La notion de « citoyen » s’incarne souvent par le biais de diverses expressions dans l’espace médiatique : « grand public », « citoyens ordinaires », « payeurs de taxes », « monsieur, madame Tout-le-Monde », « population en général », etc. Ces expressions véhiculent certains a priori et une grande naïveté quant à ce qui devrait constituer un « vrai citoyen », soit une présomption de non-expertise (c.-à-d. qu’il ne possède pas une expertise particulière, souvent liée au domaine d’intérêt de la consultation), de désintéressement (c.-à-d. qu’il est capable de se détacher de tout intérêt individuel pour se mettre au service du bien commun), de compétence civique (c.-à-d. qu’il est capable de porter et de communiquer les intérêts et les valeurs de sa collectivité) et de représentativité (c.-à-d. qu’il est capable de porter et de communiquer les intérêts et les valeurs typiques du groupe qu’il représente). La responsabilité qui lui incombe est alors de répondre pour le groupe dont il est issu en plus d’avoir la capacité de prendre du recul par rapport à ce même groupe afin d’articuler une pensée argumentée sur les enjeux sociaux d’une situation donnée.
8. Fredriksson, Mio et Jonathan Q. Tritter. « Disentangling patient and public involvement in healthcare decisions: Why the difference matters ». Sociology of Health & Illness, vol. 39, no 1 (janvier 2017), p. 95-111.
9. Les projets ayant compris une participation citoyenne ont abordé différents objets d’évaluation : 1) un procédé d’inactivation des pathogènes pour des produits sanguins ; 2) une immunothérapie génique pour le traitement de certains cancers du sang ; 3) le dépistage du cancer du poumon selon une technologie d’imagerie spécifique ; 4) le dépistage néonatal de diverses maladies rares ; et 5) un traitement de type « médecine de précision » contre des cancers.
10. Voir le site Web de l’INESSS (www.inesss.qc.ca) pour le détail des divers comités.