L’état du Québec 2021 | La relance sous l’angle de l’éducation
Pour une éducation politique au service de la démocratie
Olivier Lemieux
Professeur substitut en administration scolaire à l’Université du Québec à RimouskiJean Bernatchez
Professeur titulaire en administration scolaire à l’Université du Québec à Rimouski
Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2021, publiée chez Del Busso Éditeur.
La crise de la COVID-19 a mis en évidence plusieurs problèmes inhérents au système scolaire québécois. Alors que la sensibilité d’un certain nombre de personnes à l’égard des idées complotistes peut être perçue comme un symptôme de l’échec de l’école québécoise à l’égard de la formation des citoyennes et des citoyens, le déploiement d’une éducation politique – combinée à l’éducation à la citoyenneté et à l’éducation à la démocratie déjà en place dans plusieurs établissements scolaires au Québec – pourrait agir comme un remède.
Si la crise de la COVID-19 a fait ressortir certaines lacunes du système scolaire québécois, à commencer par celles relatives aux inégalités sociales et scolaires, il en va de même des carences rattachées à la formation des citoyennes et des citoyens. Sachant qu’une refonte du programme d’Éthique et culture religieuse (ECR) a été annoncée quelques semaines avant la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, il nous apparaît nécessaire de faire le point sur l’importance de déployer une véritable éducation politique dans les écoles québécoises.
« Faites vos recherches » : un symptôme?
Assez tôt durant la crise, la population québécoise a été témoin d’une prolifération des idées complotistes sur le Web et dans les médias sociaux. Ce phénomène, qui s’incarne notamment à travers l’expression « faites vos recherches », a pris forme autour de rumeurs portant sur le nouveau coronavirus. Par exemple, il aurait été créé en laboratoire, il serait lié au 5G ou il résulterait d’une conspiration. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un phénomène nouveau, le confinement a eu pour effet d’augmenter sa portée notamment par l’émergence de porte-parole parmi les vedettes. Au Québec, la tête d’affiche a sans aucun doute été l’actrice Lucie Laurier, dont la popularité a bondi dans les réseaux sociaux et qui a été invitée à exprimer sa position dans les médias traditionnels. La présence de ce discours dans la sphère médiatique lui aurait par ailleurs donné un crédit dangereux pour la santé publique1.
Au fil des semaines, les discours complotistes ont graduelle-ment abandonné le thème de l’origine du virus pour s’attaquer plutôt aux mesures jugées tyranniques. Plus populaire, ce discours suggère alors que le gouvernement profiterait de la crise sanitaire pour faire basculer le Québec dans une dictature, comme en témoigneraient par exemple l’épisode entourant le projet de loi n° 61 et, surtout, l’imposition du port du masque dans les lieux publics2.
Dans une lettre ouverte qu’il consacre à ce phénomène, le professeur Stéphane Roussel rappelle qu’il existe deux sources idéologiques qui unissent la plupart des groupes complotistes : le libertarisme et le populisme3. D’une part, le libertarisme désigne une vision du monde qui place la liberté de l’individu au sommet ; d’autre part, le populisme se veut une vision du monde qui sépare la société en deux groupes : le peuple, légitime, et l’élite, corrompue. Alors que les adeptes du libertarisme voient dans la liberté individuelle une solution à tous les problèmes de la société et qu’ils s’opposent à toutes mesures venant limiter cette liberté, les populistes proposent un renversement des élites politiques, économiques, médiatiques et scientifiques, qui asserviraient le peuple. D’après nous, ces visions simplistes du système politique et de ses parties prenantes sont symptomatiques d’un échec de la part de notre système scolaire en matière d’éducation politique.
Éducation à la citoyenneté et éducation à la démocratie
Depuis son implantation au début des années 2000, le Programme de formation de l’école québécoise a fait du « vivre-ensemble et [de la] citoyenneté » un domaine général de formation devant valoriser les règles de vie en société, favoriser l’esprit de solidarité et développer une culture de la paix. Ces grands principes – qui ont somme toute trouvé assez peu d’échos dans les programmes disciplinaires – s’incarnent surtout dans la mission de socialisation politique de l’école québécoise. Cette mission, dont l’objectif est de faire de l’école un agent de cohésion contribuant au vivre-ensemble, implique le développement de certaines valeurs jugées souhaitables comme l’ouverture, le respect et la tolérance, ainsi que le rejet d’attitudes non souhaitables comme le sexisme ou le racisme4. Ces valeurs et ces finalités figurent par ailleurs assez régulièrement dans des projets d’établissement.
Alors que l’éducation à la citoyenneté vise la socialisation de la citoyenne et du citoyen, l’éducation à la démocratie place la pratique citoyenne au cœur de l’apprentissage, par exemple en amenant les élèves à participer au processus électoral et décisionnel5. Dans un certain sens, l’éducation à la démocratie vise la qualification politique de la personne en l’amenant à acquérir les aptitudes nécessaires pour participer à la vie collective et jouer son rôle dans l’espace public. Au Québec, le gouvernement a déployé plusieurs initiatives visant à développer l’éducation à la démocratie dans les établissements scolaires. Par exemple, depuis 1997, la Loi sur l’instruction publique prévoit une reconnaissance législative du comité des élèves et octroie aux élèves des sièges aux conseils d’établissement des écoles offrant le deuxième cycle du secondaire. Depuis 2006, le législateur impose aussi aux centres de services scolaires l’obligation d’adopter une politique relative à l’initiation des élèves à la démocratie scolaire. Qui plus est, plusieurs organismes, dont Élections Québec, offrent des services aux établissements scolaires souhaitant instaurer un conseil d’élèves dans leurs murs6.
Enfin, si l’éducation à la citoyenneté et l’éducation à la démocratie s’ancrent en quelque sorte dans les missions de socialisation et de qualification de l’école québécoise, une éducation politique permettrait de mieux servir celle de l’instruction. La combinaison de ces trois formes d’éducation permettrait ainsi d’atteindre pleinement la mission de l’école québécoise.
L’éducation politique : un remède?
Au fil du temps, certaines disciplines scolaires été dotées d’un mandat assez bien défini en matière d’instruction politique, par exemple l’histoire, la géographie, l’économie et, depuis la réforme des années 2000, l’éthique et la culture religieuse. Il demeure néanmoins que la culture politique n’occupe jamais une place centrale au sein de ces disciplines, ce qui fait qu’un large pan de son développement reste confié au milieu familial ou aux médias. Or, plusieurs recherches ont montré le rôle fondamental que peut jouer l’école en cette matière7.
Interdisciplinaire, la culture politique s’alimente de plusieurs traditions, dont la philosophie, le droit, l’histoire, la sociologie et la psychologie8. Grâce à ces traditions, elle permet entre autres de développer le regard de l’élève en ce qui concerne le monde et son évolution, l’humain et sa société, l’État et ses gouvernants, le contrat social et les droits naturels, les droits et les devoirs des citoyennes et citoyens…
Ainsi, les citoyennes et citoyens dotés d’une culture politique sont plus à même de jouer leur rôle dans la société et de faire preuve d’autonomie au regard de leurs actions et de leurs opinions politiques. Bref, une personne dotée d’une culture politique arriverait davantage à comprendre les implications et les limites de ses droits fondamentaux – comme pour des raisons de santé publique – et aurait moins tendance à concevoir le monde politique à travers des dichotomies, telles que le peuple versus l’élite. En d’autres termes, une personne dotée d’une culture politique serait mieux équipée intellectuellement pour résister aux idées complotistes, libertariennes et populistes.
Un rendez-vous avec l’histoire
Le Québec fait face à une situation inédite, et il est de son devoir d’en tirer des apprentissages. Or, on est d’avis que l’un des principaux apprentissages touche à la formation des citoyennes et des citoyens. Comment mieux les préparer à comprendre leurs droits et leurs devoirs et comment prévenir la prolifération des idées complotistes, libertariennes et populistes ? Un programme d’éthique et de politique qui aurait pour finalité de favoriser le bien commun et de fournir aux jeunes générations les outils nécessaires pour qu’elles deviennent capables de s’inscrire dans l’espace public démocratique de manière éthique et responsable offre d’après nous une réponse à ces questions. En fait, la mise en œuvre d’un tel programme représenterait peut-être même un rendez-vous avec l’histoire. ◊
Notes
- Hachey, Isabelle. « Danger public ». La Presse, 21 avril 2020. https://www. lapresse.ca/covid-19/2020-04-21/danger-public.
- Hachey, Isabelle. « Faites vos recherches ». La Presse, 11 juin 2020. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2020-06-11/faites-vos-recherches.
- Roussel, Stéphane. « Les racines idéologiques des idées complotistes ». La Presse, 18 juillet 2020. https://www.lapresse.ca/debats/opinions/2020-07-18/les-racines-ideologiques-des-idees-complotistes.php.
- Thésée, Gina, Paul R. Carr, et Franck Potwora. « Le rôle des enseignants dans l’éducation et la démocratie : impacts d’un projet de recherche sur la perception de futurs enseignants ». McGill Journal of Education / Revue des sciences de l’éducation de McGill 50, no 23 (2016) : 363-387.
- Lefrançois, David. « Défense d’un modèle délibératif de la citoyenneté et analyse de ses implications normatives en matière de formation civique : perspectives philosophiques sur l’éducation à la citoyenneté dans le contexte de la réforme éducative québécoise » (thèse de doctorat). Université du Québec à Trois-Rivières, 2006.
- Lemieux, Olivier, et Jean Bernatchez. « Analyse politique des instruments communicationnels d’action publique visant à renforcer la participation des élèves à la gouvernance scolaire au Québec » (en évaluation). Recherches en communication.
- Lemieux, Olivier, et Denis Simard. « Pour une pensée politique à l’école : problématique et fondements théoriques ». Éducation et francophonie 47, no 2
(2019) : 45-65. - Lemieux, Olivier. « Mémoire présenté dans le cadre des consultations portant sur le programme d’études Éthique et culture religieuse », 2020. http://ofde.ca/wp-content/uploads/2020/02/Memoire-Olivier-Lemieux-2020-02-21.pdf.
À propos de la collaboration entre L’état du Québec 2021 et le Conseil supérieur de l’éducation
Au printemps 2020, le Conseil supérieur de l’éducation devait organiser un colloque à l’occasion du congrès de l’Acfas intitulé L’éducation, rempart contre le populisme ?, dans lequel une quinzaine de chercheuses et chercheurs universitaires ainsi que des actrices et acteurs du terrain étaient invités à se prononcer sur le rôle que peut jouer l’éducation face à la montée du populisme dans la société par le biais de quatre thèmes : l’environnement, la démocratie, les médias et l’inclusion.
Cet espace de réflexion avait pour objectif de faire le point sur cette question d’actualité, de mettre en lumière les défis sociaux, économiques et environnementaux à relever, d’échanger sur le rôle du système éducatif dans la socialisation et le développement personnel des jeunes qui affronteront ces défis et, enfin, de déterminer quelles compétences et connaissances devraient être intégrées dans les programmes d’éducation. Les circonstances ayant forcé le report du colloque, le Conseil a souhaité communiquer des analyses de spécialistes sur deux des thèmes retenus, l’éducation à l’environnement et l’éducation à la démocratie, qui, dans le contexte de la COVID-19, demeurent particulièrement pertinents. Les apports de ces spécialistes, sans engager le Conseil, illustrent la complexité et la diversité des opinions et permettent d’amorcer une réflexion sur la mission de socialisation de l’école.