L’état du Québec 2023 | Urgence climatique, agir sur tous les fronts
Perte de biodiversité : Quelles conséquences pour les pays ?
Photo : ©Photo de Lucas Parker sur Unsplash.jpg
Elizabeth Maruma Mrema
Secrétaire exécutive de la Convention sur la diversité biologique de l’Organisation des Nations unies (ONU)
Karel Mayrand
Président-directeur général de la Fondation du Grand Montréal
Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2023, publiée chez Somme Toute / Le Devoir.
Extinction accélérée des espèces animales et végétales, altération des sols et des océans, disparition des zones humides : le portrait dressé par les scientifiques est alarmant quant à l’état de la biodiversité mondiale. Quelles conséquences cela peut-il avoir ? Quels rôles la communauté internationale, les populations, les entreprises ou encore les peuples autochtones peuvent-ils jouer en vue de l’adoption du nouveau cadre mondial pour la biodiversité après 2020 ?
À l’occasion du trentième anniversaire de l’adoption de la Convention sur la diversité biologique lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992, et de la tenue de la deuxième partie de la COP15 à Montréal en décembre 2022, Elizabeth Maruma Mrema, Secrétaire exécutive de la Convention, s’est entretenue avec Karel Mayrand, PDG de la Fondation du Grand Montréal. Ce fut l’occasion d’aborder les négociations en cours pour l’adoption d’un nouveau cadre mondial pour la biodiversité après 2020, le rôle des peuples autochtones et des communautés locales dans la conservation de la diversité biologique ou encore la nécessité d’abolir les subventions gouvernementales néfastes pour l’environnement.
Morceaux choisis de l’allocution d’Elizabeth Maruma Mrema
Il y a trente ans, l’adoption de la Convention sur la diversité biologique2 a été le fruit d’une reconnaissance internationale de la biodiversité comme un atout mondial d’une valeur inestimable pour les générations actuelles et futures. Collectivement, nous reconnaissions que les activités humaines mettaient la biodiversité gravement en danger. C’est toujours le cas. La biodiversité est le fondement de la vie humaine. Nous ne pouvons pas vivre sans la biodiversité qui nous nourrit, nous loge, nous soigne, nous fournit l’eau que nous buvons, l’air que nous respirons et stocke le carbone qui atténue le réchauffement de la planète.
Les études récentes dressent un portrait sombre de la situation. En 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a publié un rapport d’évaluation avertissant que la biodiversité décline à l’échelle mondiale, et ce, à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’humanité3. Le taux d’extinction des espèces s’accélère avec de graves impacts sur les populations et les écosystèmes du monde entier. Les activités humaines sur le monde naturel sont à l’origine de cette perte de biodiversité. En d’autres termes, nos économies, nos modèles de production et nos habitudes de consommation ont trop d’effets négatifs sur notre biodiversité.
Début 2020, le rapport annuel sur les risques mondiaux du Forum économique mondial a identifié deux crises environnementales, soit celle des changements climatiques et celle de la perte de biodiversité4. Selon ce rapport, plus de la moitié du produit intérieur brut (PIB) mondial dépend fortement ou modérément de la nature. Plus récemment, la cinquième édition des Perspectives mondiales de la biodiversité a fourni une évaluation finale des progrès réalisés dans la mise en oeuvre des objectifs d’Aichi en matière de biodiversité5. Selon le rapport, aucun des vingt objectifs en matière de biodiversité n’a été complètement atteint.
Nous sommes à un moment charnière de notre histoire. La sauvegarde de la biodiversité est la tâche la plus importante de la décennie, l’un des plus grands défis auxquels le monde est confronté aujourd’hui. La situation exige un leadership et des actions visionnaires à tous les niveaux pour réorienter nos trajectoires de développement en s’appuyant sur les meilleures preuves scientifiques qui existent à ce jour. Les gouvernements vont devoir revoir leurs ambitions nationales et intégrer la biodiversité dans leurs processus décisionnels et dans les politiques de tous les secteurs économiques. La dynamique est lancée. De nombreuses parties prenantes, incluant des coalitions, des gouvernements, des villes et des réseaux de coopération dans le domaine des affaires et de la finance, des peuples autochtones et des communautés locales, des initiatives communautaires publiques et privées et des citoyennes et citoyens prennent publiquement des engagements en vue de s’attaquer à divers aspects de la crise de la biodiversité et de faire face aux menaces qu’elle engendre.
Tirant les leçons de l’expérience des dernières décennies, le cadre mondial pour l’après 2020 jouera un rôle central dans le renforcement de notre résilience face aux défis croissants en matière d’environnement, de santé, de sécurité alimentaire, de commerce et de développement. Il incitera la communauté internationale à chercher des solutions conjointes et multipartites dans tous ces secteurs. Nous espérons que ce cadre servira de stratégie-cadre à de nombreux autres accords multilatéraux sur l’environnement, à d’autres organisations et à des acteurs non étatiques, qu’il fournira une orientation cohérente et qu’il soutiendra la communauté internationale dans son objectif de conserver la diversité biologique et les écosystèmes de manière durable. Alors quelle voie devrions-nous suivre ? La simple adoption du cadre mondial pour l’après 2020 ne suffira pas. Des mesures immédiates et efficaces devront être prises par toutes les parties prenantes, et pas uniquement par les gouvernements. Si nous ne disposons pas d’un cadre ambitieux, nous compromettrons à coup sûr la réalisation de nos objectifs en matière de climat, de dégradation des sols et bien d’autres encore. Pire, nous compromettrons notre décennie d’actions pour les objectifs de développement durable.
Morceaux choisis de l’entretien entre Elizabeth Maruma Mrema et Karel Mayrand
Karel Mayrand : On commence à bien comprendre l’urgence climatique, un peu moins la gravité de la crise de la biodiversité. Le Secrétaire général de l’ONU parle d’une « triple crise planétaire » concernant le climat, la nature et la pollution. Ces trois éléments sont intimement liés. Mais quel est l’état de la science sur la perte de biodiversité et qu’est-ce que cela signifie pour nous et pour les pays en développement qui sont encore plus dépendants de la biodiversité pour leur bien-être ?
Elizabeth Maruma Mrema : Malheureusement, les preuves scientifiques ne nous apportent pas de bonnes nouvelles sur l’état de la biodiversité. Plus d’un million d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction. Les trois quarts des terres et un tiers des mers sont déjà gravement altérés. 85 % des zones humides ont disparu. Et je pourrais continuer ainsi longtemps. Les preuves scientifiques nous disent clairement que la situation est mauvaise, voire terrible.
Ces dernières années, il est devenu très clair que l’on ne peut plus parler de changements climatiques sans parler de la perte de biodiversité, car les solutions à mettre en place sont interdépendantes. Le rapport de l’IPBES de 2019 mentionne les cinq facteurs directs de perte de biodiversité : l’utilisation des terres et des mers, le changement climatique, la pollution, la surexploitation des ressources naturelles et les espèces envahissantes. Bien sûr, il existe d’autres facteurs indirects, comme l’état de droit, la gouvernance, la croissance démographique, les infrastructures, etc. Ces facteurs démontrent les liens entre les changements climatiques et la perte de biodiversité. Il n’est pas surprenant que la COP26, qui s’est tenue à Glasgow en 2021, ait davantage porté sur la nature que sur le climat lui-même. Je suis ravie que cette compréhension soit maintenant au premier plan. La pandémie de COVID-19 nous a également posé une autre question : les pays en développement seront-ils les premiers touchés ? Nous devons nous rappeler que les pays en développement souffrent davantage de la pollution environnementale que ceux qui polluent le plus. Parmi les questions clés qui devront faire l’objet de discussions plus approfondies afin d’assurer le succès de la COP15 et l’adoption du cadre mondial pour l’après 2020, citons : la mobilisation des ressources, la recherche de fonds pour sa mise en oeuvre, un examen des incidences de l’utilisation de l’information sur le séquençage numérique, ou encore l’ambition et la mesurabilité des moyens de mise en oeuvre. Sur ces points, les pays en développement ont été clairs. Il n’y aura pas de cadre s’ils n’ont pas l’assurance qu’il y aura des ressources pour sa mise en oeuvre. Le cadre prévoit des dépenses de 700 milliards de dollars américains par an. Mais le cadre dit aussi que si 500 milliards de dollars américains dépensés chaque année par les gouvernements en subventions néfastes sont redirigés vers la nature et la biodiversité, alors le manque à gagner sera réduit à 200 milliards de dollars américains. Donc, une fois encore, la balle est dans notre camp. Tant de ressources sont consacrées à des subventions néfastes, alors qu’elles pourraient être utilisées pour la biodiversité.
Karel Mayrand : J’aimerais vous entendre davantage parler du cadre mondial sur la biodiversité et ce qu’il contiendra. Comment peut-il avoir un impact significatif et durable en mobilisant non seulement les États, mais aussi toutes les parties prenantes ?
Elizabeth Maruma Mrema : Actuellement, le projet de cadre comporte quatre objectifs qui devraient être atteints d’ici 2030, conformément à l’Agenda 2030 pour le développement durable. Ensuite, il y a des cibles. Nous avons jusqu’à présent 21 projets de cibles. Parmi ceux-ci, l’un d’entre eux indique que le cadre s’adresse à toutes et tous. Cela inclut toutes les parties prenantes, les citoyennes et les citoyens, les entreprises, les peuples autochtones, les communautés locales, les jeunes, les femmes, les institutions financières, etc. Cela signifie que nous souhaitons une large consultation des différentes parties prenantes, afin que chacun puisse participer à la mise en oeuvre du cadre. Ce cadre couvre également un large éventail de questions. On y retrouve des objectifs spécifiques sur les changements climatiques, la pollution, le commerce illégal, l’agriculture durable, la sylviculture durable, la pêche durable, l’alignement des flux financiers vers des actions positives en faveur de la nature, l’augmentation des ressources financières provenant du secteur public et du secteur privé. Si ce cadre n’est pas mis en oeuvre efficacement, nous ne pourrons pas atteindre l’Agenda 2030 pour le développement durable6, car 14 des 17 objectifs de développement durable dépendent de la conservation, de la restauration et de la protection de la biodiversité.
Karel Mayrand : Au Canada et au Québec, nous avons une population relativement limitée, mais notre territoire possède une riche biodiversité. Que pouvons-nous faire ici en tant que communauté pour nous engager et soutenir ce cadre mondial ?
Elizabeth Maruma Mrema : Le Canada en fait déjà beaucoup en matière de protection de la biodiversité. Nous demandons au Canada de maintenir ce leadership. Nous travaillons en étroite collaboration avec les autorités locales et infranationales ici, notamment en matière de développement urbain. Les populations autochtones sont également très actives et nous espérons que ces activités pourront être étendues, mais aussi partagées partout dans le monde.
Karel Mayrand : Vous mentionnez le rôle des populations autochtones. Les territoires autochtones ne représentent que 20 % du territoire mondial, alors qu’ils contiennent 80 % de la biodiversité de la planète. Quelle est l’importance de leur rôle dans la protection de cette biodiversité ?
Elizabeth Maruma Mrema : L’histoire a confirmé que leszones de biodiversité les mieux conservées sont celles gérées par les peuples autochtones et les communautés locales. Bien que ces peuples et ces communautés soient peu nombreux dans le monde, ils gèrent près de 80 % de la biodiversité mondiale. Cela soulève aussi la question de savoir comment les peuples autochtones et les communautés locales peuvent être associés aux gouvernements centraux pour étendre les zones protégées. Dans les négociations en cours concernant le plan 30×30 qui vise à protéger au moins 30 % des terres et des océans d’ici 20307, les communautés locales veulent obtenir la garantie que si les gouvernements adoptent le plan, leurs droits à la terre, à leurs traditions, à leurs connaissances et à leur culture seront également protégés. Elles ont besoin de ces garanties. Qu’elles les obtiennent ou non, cela dépend de chaque pays et de la manière dont les gouvernements répondent à ces demandes.
Karel Mayrand : Vous coprésidez le Groupe de travail sur la divulgation financière liée à la nature. Durant les dernières années, nous avons assisté à une mobilisation assez impressionnante du secteur financier pour soutenir l’Accord de Paris. Comment ce secteur progresse-t-il et en quoi est-il important pour atteindre les objectifs de biodiversité ?
Elizabeth Maruma Mrema : Lorsqu’on m’a demandé de remplir ce rôle, j’ai eu très peur. Je savais qu’il serait difficile d’amener le monde des entreprises et le secteur financier à parler de la conservation de la nature, alors qu’ils partagent une grande responsabilité dans la crise actuelle de la perte de la biodiversité. Après un certain temps, bien sûr, j’ai joué mon rôle. Nous avons mis en place un groupe de travail composé de 34 acteurs issus d’institutions financières, de la gestion d’actifs, de compagnies d’assurance, etc8. Ils se sont assis et ont rédigé eux-mêmes le cadre qu’ils devront suivre par la suite. Nous avons également mis en place un pôle de connaissances composé d’institutions et d’entités scientifiques clés afin de fournir une base scientifique à leurs activités. Nous avons maintenant un groupe de plus de 400 entreprises qui partagent leurs expériences. La pression est désormais très forte. Tout cela a abouti à un projet de cadre appelant le secteur privé à évaluer, signaler et divulguer les impacts et les risques de leurs activités sur la nature.
Karel Mayrand : S’attaquer à des problèmes mondiaux nécessite beaucoup de coopération. Pourtant, nous constatons souvent des tensions dans l’ordre international. En tant que diplomate, êtes-vous optimiste quant à la solidité de notre ordre multilatéral ? Comment plus de 190 pays peuvent-ils résoudre ce genre de crises ?
Elizabeth Maruma Mrema : Je crois qu’il est clair que, sans coopération internationale, nous vivons dans l’anarchie. Je pense que l’ère de l’anarchie est derrière nous. Toute question environnementale, qu’il s’agisse du changement climatique, de la perte de la biodiversité, de la pollution, de la protection de la terre ou de la mer, ne peut être traitée par un seul pays. Ces questions dépassent les frontières. Les poissons traversent ces frontières, tout comme les plastiques s’échouent sur les côtes de nos voisins. Cela montre l’importance du multilatéralisme et de la coopération internationale. Bien sûr, lorsque 196 États membres se rencontrent, cela ne signifie pas que chaque pays obtiendra ce qu’il veut. C’est impossible. Et c’est la raison pour laquelle nous nous engageons dans des négociations diplomatiques. Nous aboutissons toujours à une situation de compromis, en espérant que les compromis ne diluent pas la volonté initiale. Si je regarde le cadre mondial de la biodiversité, tout le monde espère un cadre mondial pour l’après 2020 qui soit transformateur, innovant et ambitieux.
Propos retranscrits par Josselyn Guillarmou, codirecteur de L’état du Québec, à l’occasion d’une conférence organisée le 7 juin 2022 par le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM).
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1. La première partie de la 15e Conférence des parties (COP15) a eu lieu à Kunming, en Chine, à l’automne 2021. En raison de la situation sanitaire, c’est à Montréal, où se situe le siège du Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique, que se déroulera la deuxième partie de l’événement.
2. Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique. Convention sur la diversité biologique, 1992. <https://www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf>.
3. Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Rapport d’évaluation mondiale sur la biodiversité et les services écosystémiques, 2019. <ipbes.net/news/Media-Release-Global-Assessment-Fr>.
4. Forum économique mondial. The Global Risks Report, 2020. <www3.weforum.org/docs/WEF_Global_Risk_Report_2020.pdf>.
5. Secrétariat de la Convention sur la diversité biologique. Perspectives mondiales de la diversité biologique 5, 2020. <www.cbd.int/gbo/gbo5/publication/gbo-5-spm-fr.pdf>.
6. Adopté en 2015 par l’Organisation des Nations unies, l’Agenda 2030 définit 17 objectifs de développement durable à atteindre d’ici 2030. Ces objectifs répondent aux défis mondiaux liés à la pauvreté, aux inégalités, à la dégradation de l’environnement, à la prospérité, à la paix et à la justice. Voir : Organisation des Nations unies. « Objectifs de développement durable ». <www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/>.
7. L’initiative 30×30 a été lancée en 2020 par la High Ambition Coalition.Soutenue lors de la première partie de la COP15, elle regroupe près d’une centaine d’États, en juin 2022. High Ambition Coalition for Nature and People.<www.hacfornatureandpeople.org/home>.
8. Taskforce on Nature-related Financial Disclosures. <https://tnfd.global/>.