L’état du Québec 2019 | Clé 15

Corps policiers : Passer de culture du « combattant du crime » à celle de la « police de concertation »

Fady Dagher
Directeur du Service de police de l’agglomération de Longueuil

Ce texte est issu de la clé 15 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2019.

Si la police de proximité a été pensée comme une solution à de nombreux « maux de société », force est de constater que cette approche a atteint aujourd’hui ses limites, tant sur le plan de l’efficacité de la répression du crime que sur celui de sa légitimité aux yeux des citoyens. Un changement de culture et de priorités s’impose. Il est donc temps de proposer une nouvelle approche axée principalement sur la prévention ainsi que sur les besoins des citoyens et des communautés locales : la police de concertation.

Si la police de proximité a été pensée comme une solution à de nombreux « maux de société », force est de constater que cette approche a atteint aujourd’hui ses limites, tant sur le plan de l’efficacité de la répression du crime que sur celui de sa légitimité aux yeux des citoyens. Un changement de culture et de priorités s’impose. Il est donc temps de proposer une nouvelle approche axée principalement sur la prévention ainsi que sur les besoins des citoyens et des communautés locales : la police de concertation.

J’ai choisi d’écrire ce texte dans un endroit très éloigné du Québec, à Bikfaya, au Liban. Au sommet des montagnes, dans la demeure historique de mon arrière-grand-père, j’ai pu prendre du recul et faire un retour sur mes origines et sur mon travail, qui est devenu une mission à vie, ainsi que sur ma vision des défis à venir pour la police au Québec. Pour moi, policier depuis plus de 27 ans – 25 ans au Service de police de la Ville de Montréal, puis deux ans au Service de police de l’agglomération de Longueuil –, la profession policière est l’une des plus nobles et honorables dans une société démocratique. C’est par amour pour nos policiers de terrain, qui jouent un rôle important, que j’écris ces lignes. Durant ma carrière, j’ai été témoin de deux approches policières consécutives. Dans un premier temps, la police dite « traditionnelle », axée sur la seule fonction de répression du crime et sur la professionnalisation du policier et, par la suite, la « police de proximité », ou « police communautaire », émanant du constat de la nécessité d’une coopération accrue avec la population pour réprimer le crime plus efficacement. Plus récemment, j’ai été témoin et acteur d’une troisième approche, que j’appelle « police de concertation ».

QUELQUES MOTS SUR LA POLICE DE PROXIMITÉ

La police de proximité québécoise fête ses 20 ans et le moment est propice d’en faire le bilan. Il m’apparaît qu’au cours de cette période, la police de proximité est devenue une panacée contre tous les problèmes de l’institution policière et, souvent, de la société. Cette façon de faire a été pensée comme un moyen de modernisation des pratiques policières. Elle se fonde à la fois sur la sécurité et sur le rapprochement avec les communautés.

Si le mandat sécuritaire est assumé sans conteste, celui du rapprochement prend des formes variables tant sur le plan des structures à mettre en place et de leurs rôles, que sur celui des pratiques, parfois profondément novatrices, mais se réduisant pour certaines à la simple image festive d’un changement qui se fait attendre.

Introduite vers la fin des années 1990, la philosophie de la police de quartier nous a permis de nous rapprocher de la population afin de mieux comprendre ses besoins. Cependant, nous avons parfois succombé au piège du renforcement des lois et des règlements à caractère sécuritaire et avons troqué l’approche de proximité pour celle, plus répressive, du combattant du crime, et cela en dépit du fait que, depuis des années, la criminalité ne cesse de baisser. Quatre grands moments illustrent cette tendance :

  1. l’émergence des gangs de rue dans les années 1990 et leurs consécrations au début des années 2000, lorsqu’ils se substituèrent au crime organisé des motards, à la suite de l’emprisonnement de plusieurs de ces derniers ;
  2. les répercussions des événements du 11 septembre 2001 ;
  3. le « printemps érable » de 2012, le mouvement social le plus ample et le plus intense de l’histoire du Québec, avec plus de 800 manifestations, ainsi que ses prolongements de 2013 ;
  4. la montée de l’extrémisme violent sous toutes ses formes.

Je retiens ces quatre grands événements, car ils ont suscité au sein de la population de forts sentiments de malaise social, d’injustice et de colère. C’est pourquoi l’insécurité a été l’unique argument mis de l’avant par les divers paliers de gouvernement afin de durcir les lois et les règlements destinés à résoudre ces conflits-événements exceptionnels. Dans ces contextes, lors de leurs interactions avec la population, les services de police devaient conjuguer et trouver un équilibre sain entre vigilance et légitimité. Grâce à l’approche de proximité, je pense que nous avons pu limiter les méfaits, car un dialogue existait déjà. Toutefois, cédant à une partie de la population et des responsables politiques qui nous demandaient plus d’interventions répressives et musclées, nous sommes parfois tombés dans ce piège en répondant « présents ». Ainsi, nous sommes devenus, à plusieurs reprises, une police exerçant une « culture de combattant ».

Il ne faut pas se cacher la tête dans le sable ! Chaque fois que nous pensions réduire, voire régler des problématiques criminelles ponctuelles, nous avons a contrario, par nos actions, engendré l’opposé. Par ailleurs, nous ne faisions qu’effleurer la pointe de l’iceberg plutôt que de nous concentrer sur le phénomène dans son ensemble.

À plusieurs reprises, cette approche plus répressive a connu des dérapages où nous avons sombré dans le profilage racial et social envers des personnes et des groupes, comme j’ai pu le subir moi-même en tant que simple citoyen. Cela a eu pour effet d’engendrer une polarisation des opinions de la population sur sa police.

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UN CHANGEMENT DE CULTURE ET DE PRIORITÉS S’IMPOSE

Il suffit de faire une lecture fine de l’environnement dans lequel nous évoluons à l’heure actuelle pour en saisir les futurs défis. Il faut comprendre que, dans de nombreux pays, les lois et les politiques se durcissent, l’intolérance envers les immigrants ne cesse d’augmenter, le populisme de certains politiciens prend de l’envergure et l’approche inclusive de tous les citoyens, au-delà de leurs différences culturelles, politiques, de genre ou autre, est de moins en moins acceptée. Tous ces enjeux doivent constituer une sonnette d’alarme pour les corps policiers afin qu’ils ne deviennent pas le prolongement de ces politiques et qu’ils ne soient pas instrumentalisés à des fins qui ne sont pas les leurs.

Les décideurs du Québec doivent bien maîtriser ces enjeux et faire preuve de sensibilité, de lucidité et de respect envers tous les citoyens quant au développement d’orientations et de politiques, ainsi que dans l’adoption de lois et de règlements. Tomber dans le piège du durcissement, une tendance mondiale, tant sur le plan de l’élaboration que sur celui de l’application de la loi, est l’une de mes plus grandes préoccupations pour le Québec.

Il est nécessaire de prendre conscience de cette évolution et de passer à une autre étape. La police de proximité a fait ses preuves, mais elle a atteint ses limites. Aujourd’hui, au Québec, on ne peut pas se contenter de travailler uniquement sur les relations et la communication avec les citoyens. Nous devons également nous adapter aux mouvements de démocratisation, d’inclusion et de concertation, d’empowerment des citoyens quant aux décisions ayant trait à leur quotidien, y compris leur sécurité, l’élargissement des programmes de prévention, et ce, bien avant que les problèmes se posent. En ce sens, lorsqu’on parle de problèmes de délinquance ou de sécurité, il ne suffit plus de penser à ceux liés à la criminalité, mais d’explorer et d’analyser tous les facteurs qui ont une incidence majeure sur le quotidien des citoyens et qui pourraient conduire à des comportements criminels. La police doit être au courant de tout malaise que vit ou est susceptible de vivre une communauté, non seulement afin d’en prendre connaissance, mais aussi pour s’impliquer de manière efficace et pour décider des actions les plus efficaces à prendre afin de faire une différence dans le quotidien des citoyens.

À plusieurs reprises au cours de ma carrière, j’ai eu le privilège de côtoyer des policiers travaillant sur le terrain avec un tel altruisme dans leur engagement auprès des citoyens que cela me rend optimiste quant aux êtres humains derrière l’uniforme. Les gestes et les actions de ces policiers se font toujours dans l’intérêt de la population, car ils vivent et ressentent les soucis. Ils ont l’audace et le courage de mettre en oeuvre des interventions et des activités qui sortent de l’approche dite traditionnelle de « la loi et l’ordre », que ce soit pour une meilleure intégration d’un jeune dans son milieu, d’une personne âgée démunie et isolée, d’une personne récemment arrivée au Canada ou issue de l’immigration et n’ayant aucun réseau, d’une famille sous le seuil de la pauvreté… En étant près d’eux, en les écoutant, en les aidant et en tenant compte de leurs fragilités, les policiers parent aux dérives individuelles, peuvent anticiper des problématiques futures et contribuent au renforcement du tissu social.

Ces gens sur le terrain, qui ont fait le choix de se distancer de l’approche courante dans leur travail au quotidien, sont nos réels ambassadeurs et ils méritent notre reconnaissance. Lorsque le corps policier devient un réel acteur pour l’amélioration du vivre-ensemble des communautés locales, hormis les enjeux de sécurité (que l’on ne peut minimiser), le citoyen considérera sa police comme un véritable partenaire, légitime et digne de confiance.

Afin de soutenir et d’appuyer ces ambassadeurs dans leur travail quotidien sur le terrain et qu’ils ne soient pas minoritaires dans leurs organisations, il est important que nous, les dirigeants, saisissions leur potentiel. À cet effet, il est primordial de revoir les critères de sélection des futurs policiers au Québec, afin qu’ils répondent aux besoins de la société du xxie siècle. Il est clair que nos futurs policiers devront avoir un potentiel relationnel et une bonne capacité à s’adapter aux diverses interactions avec tous les citoyens. De plus, nous devrons les amener, au cours de leurs formations ultérieures, à développer une intelligence émotionnelle susceptible de leur garantir une meilleure maîtrise de soi et un maximum de succès dans leurs futures interventions. De même, il est nécessaire d’aplanir les structures policières paramilitaires actuellement très hiérarchiques afin de maintenir les policiers de terrain mobilisés et engagés, et de créer des espaces où la communication de bas en haut puisse se faire de manière plus fluide. J’ai toujours encouragé cette approche qui favorise l’émergence de stratégies et de pratiques innovantes et qui reflète mieux les vrais besoins des citoyens, contrairement à l’approche de haut en bas, la plus répandue aujourd’hui, mais qui est souvent déconnectée de la réalité du terrain. À mon sens, cette dernière devrait être valide seulement lors des interventions policières opérationnelles.

Nous, dirigeants des corps de police et des instances gouvernementales, de concert avec les citoyens et les communautés, nous devons revoir et redéfinir nos orientations et nos programmes, afin que la prévention prenne d’avantage de place que la répression.

UNE NOUVELLE APPROCHE : LA POLICE DE CONCERTATION

La concertation est l’approche incontournable pour faire contrepoids à la tendance à la militarisation des corps policiers à travers le monde, pour les sortir du carcan purement sécuritaire, et pour les ouvrir aux phénomènes de société, aux problèmes et aux besoins des citoyens. Une police de concertation accompagne et agit avec les citoyens et les communautés, en respectant leurs spécificités tant individuelles que collectives, afin de trouver des solutions communes, dans le cadre de rapports égalitaires, où le pouvoir et les responsabilités sont partagés entre tous les participants.

Nous serions ainsi le premier État au monde à passer d’une police de proximité à une police de concertation, qui s’investit principalement dans la prévention et le dialogue permanent avec les citoyens. S’engager sur ce chemin novateur permet d’acquérir un regard à 360 degrés sur les dynamiques sociétales et les facteurs qui alimentent les malaises sociaux, de façon à renforcer le tissu social affecté. Je suis persuadé que nous pouvons le faire, car nous avons tous les ingrédients nécessaires. C’est aussi ça, le Québec de demain ! ◊

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2020-06-10T16:18:11-04:00
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