L’état du Québec 2023 | Urgence climatique : agir sur tous les fronts
Du pain, des roses et des forêts : Porter les grandes luttes féministes et écologistes d’une même voix

Anaïs Barbeau-Lavalette
Cinéaste, autrice et co-instigatrice de Mères au front- Françoise David
Militante féministe Myriam Lapointe-Gagnon
Maman, doctorante en psychologie et fondatrice du mouvement Ma place au travailLaure Waridel
Écosociologue PhD, auteure, chroniqueuse, cofondatrice d’Équiterre et co-instigatrice de Mères au front
Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2023, publiée chez Somme toute / Le Devoir.
Photo de Olga Deeva sur Unsplash
27 années séparent la Marche du Pain et des roses de 1995 de la Marche du Pain et des forêts de 2022. Afin de commémorer ces événements, nous avons réuni les principales organisatrices de ces deux manifestations pour parler de l’évolution des mouvements féministes et écologistes, de la situation politique, sociale et environnementale de la province et du monde qu’elles souhaitent transmettre aux générations futures.
(Texte publié originalement en novembre 2022.)
Entretien réalisé par Josselyn Guillarmou et Sandra Larochelle, codirecteur et codirectrice de L’état du Québec
Entre le 26 mai et le 4 juin 1995, Françoise David, alors présidente de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) organisait avec plusieurs organisations féministes, la Marche du Pain et des roses ou «Marche des femmes contre la pauvreté ». Ensemble, elles allaient parcourir 200 kilomètres en dix jours et mettre de l’avant neuf revendications en faveur de l’équité salariale, de logements abordables, d’un programme d’infrastructures sociales ou encore des droits des femmes immigrantes. Au-delà de toutes attentes, ce sont quelque 18 000 personnes qui se sont retrouvées à Québec le 4 juin 1995 et ont fait entendre des voix féministes unies et solidaires. 27 ans plus tard, les mouvements Mères au front et Ma place au travail, portés notamment par l’écosociologue Laure Waridel, l’autrice et cinéaste Anaïs Barbeau-Lavalette et la doctorante en psychologie Myriam Lapointe-Gagnon, organisaient la Marche du Pain et des forêts. C’était le 8 mai 2022, à Québec. Leur motivation: réunir les femmes autour des luttes pour l’environnement et pour des places en garderie.
Vous étiez présente, Françoise David, dans le cortège de tête de la Marche du Pain et des forêts. Quel regard portez-vous sur cette marche ? Quel bilan celle-ci vous permet-elle de tirer sur les 30 dernières années de luttes ?
Françoise David : Les contextes entre les deux marches sont un peu différents. En 1995, on sortait de deux récessions, celle de 1981 et celle du début des années 1990. Sur les sept millions d’habitants au Québec, on comptait près d’un million de personnes qui vivaient dans la pauvreté, majoritairement des femmes. De plus, le mouvement des femmes avait été très ébranlé par le massacre de Polytechnique en 1989. On se faisait accuser de récupérer l’événement à des fins féministes. Parmi les leaders d’opinion, il y en avait très peu qui reconnaissaient qu’il s’agissait d’un geste misogyne et antiféministe. La société québécoise n’était, pour ainsi dire, pas encore capable de reconnaître ça. Bref, le mouvement des femmes faisait son travail, mais un peu plus dans l’ombre, sur le terrain. On ne nous écoutait plus beaucoup et nous devenions un peu moroses. C’est là que je me suis dit qu’il fallait marquer le coup, d’où l’idée de la marche. L’histoire est connue. Je regarde un reportage sur la marche des Noirs américains et je me dis : « Marchons ». Rapidement, tout le monde a dit oui. À l’époque, il n’y avait pas de réseaux sociaux. On n’organisait pas ça sur Facebook. On a envoyé des lettres par la poste. J’ai fait des tournées dans les régions et ça a fonctionné. Les neuf revendications de la Marche du Pain et des roses étaient vraiment toutes axées autour de solutions concrètes à des problèmes de pauvreté vécus principalement par les femmes, mais pas exclusivement. C’est pour ça qu’on a tenu à ce que la marche de 1995 soit inclusive. Le cœur de la marche, c’était les 800 femmes qui allaient marcher ensemble pendant 10 jours, mais on invitait aussi les hommes à marcher tous les matins. Ça a été un succès inespéré. Je n’avais certainement pas imaginé tout ça et je pensais encore moins que, du jour au lendemain, je deviendrais un personnage public. La marche a été une étape dans le mouvement des femmes. Certes, on n’a pas atteint nos objectifs tout de suite et il a fallu être patientes et persévérantes, mais, progressivement, le mouvement des femmes est redevenu un acteur majeur et a retrouvé toute sa place dans la société.
Et puis, il s’est passé de belles choses en 27 ans. Je pense d’abord à la mise sur pied du réseau des centres de la petite enfance par Pauline Marois. C’était formidable. Sauf que les gouvernements qui ont suivi ont coupé dedans et, aujourd’hui, il manque 50 000 places en services de garde. C’est une honte. Du côté des violences faites aux femmes, le mouvement #MoiAussi est venu nous rappeler qu’on n’avait pas autant avancé qu’on le pensait. Ça m’a donné une claque. Par contre, la mise sur pied du Comité transpartisan sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale et du Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale, c’est une avancée. Et puis, il y a eu la pandémie qui a révélé à quel point les inégalités de revenus et les inégalités sociales persistent entre les hommes et les femmes. Ça a créé un petit électrochoc. On dirait que tout le monde s’est rendu compte qu’on avait besoin d’infirmières, d’éducatrices en services de garde, de travailleuses sociales et d’enseignantes. Sans toutes ces femmes, le Québec s’écroulerait. C’est ça, le contexte de la marche du 8 mai.
Les roses ont poussé et sont devenues des forêts. Votre marche de mai dernier a réuni les luttes pour l’environnement et celles pour des places en garderie. Quel héritage souhaitiez-vous revendiquer ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : On a clairement eu le désir d’honorer la mémoire de celles qui étaient là avant nous. Personnellement, j’ai le sentiment d’avoir manqué de modèles féminins pendant mon adolescence. J’étais assoiffée de modèles. Pourtant, je suis bien entourée. Ma mère, par exemple, est un modèle pour moi. Mais, dans mon métier, il y en avait peu. En tant que jeune cinéaste, ça me demandait beaucoup d’effort et de courage de me donner le droit d’être là. Françoise a rapidement fait partie de ces modèles-là pour moi, évidemment dans un autre corps de métier, et avec une autre façon de mettre le feu. Ça a été précieux. En organisant la Marche du Pain et des forêts, on a eu le désir de relayer la Marche du Pain et des roses. C’était aussi un devoir de mémoire. Je trouve qu’on n’en prend pas assez soin de cette mémoire-là. C’est pourtant une façon de solidifier nos bases, nos volontés. Les acquis sont fragiles et, en rendant hommage
à celles qui ont ouvert la voie avant nous, ça nous solidifie et ça nous inscrit dans une continuité. C’est une façon de dire qu’on est la suite d’une histoire et le début d’une autre. On a marché avec nos enfants et pour nos enfants. Ils sont la suite de cette histoire. Je leur ai d’ailleurs raconté l’histoire de la Marche du Pain et des roses. Françoise David, c’est une de leurs idoles. Ils m’ont dit: «Eille, maman, elle est encore vivante ?!»
Françoise David : Oui, et elle compte le rester!
Anaïs Barbeau-Lavalette : Que l’on marche côte à côte et qu’on soit autant suivies, je pense que pour eux, ça a été galvanisant.
Qu’aviez-vous en tête en organisant cette marche ?
Laure Waridel : À l’origine, le mouvement des Mères au front est né de l’impulsion d’une poignée de femmes qui se sont rencontrées dans mon salon et voulaient organiser une grande mobilisation à Ottawa pour la fête des Mères en 2020. La pandémie est arrivée et le mouvement s’est réinventé. C’est finalement devenu un grand mouvement citoyen enraciné sur tout le territoire québécois et au-delà puisqu’il y a des groupes dans le Canada francophone et en Belgique. Cette année, on s’est dit qu’on allait organiser une grande marche, un événement rassembleur plus stratégique. Plutôt que de faire ça à Ottawa, nous avons choisi Québec étant donné les élections qui s’en viennent. C’est à ce moment-là que Ma Place au travail nous a approchées pour organiser un rassemblement. Il était pour nous naturel de faire converger nos appels à la mobilisation. Ça s’est fait de manière très organique. Nous nous sommes retrouvées sur la question de l’équité. D’abord à l’égard de nos enfants qui subiront plus violemment les conséquences de la crise climatique et de la dégradation des écosystèmes. On sait aussi que ce sont les personnes les plus vulnérables économiquement qui sont le plus sujettes à subir les impacts de la pollution en général, et que le manque de places en garderie vient précariser des familles, particulièrement des familles monoparentales, mais aussi des enfants. Notre point de ralliement était tout trouvé : l’intérêt des générations futures. Nous allions marcher ensemble «pour nos enfants».
Anaïs Barbeau-Lavalette : En parlant avec Myriam de Ma Place au travail, on a eu cette idée de retricoter les luttes sociales et écologistes. Souvent, on associe les luttes écologistes à quelque chose d’idéaliste, alors que tout ça est très concret. Ça ne semblait pas si évident pour tout le monde. Pour nous, ça l’était. On se disait: «Ceux qui gouvernent ne nous prennent pas au sérieux, nous et nos kids». C’est le cas face à la catastrophe écologique, mais aussi face à la gestion des milieux de garde. On voulait se battre pour nos enfants, c’est quelque chose de profondément viscéral qui nous réunit. Et nous avions aussi le désir de réitérer que les mères ont une voix et qu’elle n’est pas que douce.
Myriam Lapointe-Gagnon : J’ai vu l’intérêt de créer des ponts avec d’autres mouvements, dont les luttes écoféministes. En devenant mamans, on devient conscientes de notre responsabilité. On se demande quelle vie notre enfant va avoir. Ma génération de mères et de pères a vécu énormément d’isolement et de précarité récemment. La situation est injuste. L’injustice, c’est le fait de ne pas pouvoir retourner travailler, car il n’y a pas suffisamment de places en garderie au Québec, de se rendre compte que les luttes que nos mères et nos grands-mères ont menées avant nous reviennent dans l’actualité et qu’on est en train de reculer concrètement. On se dit toujours que c’est quelque chose qui ne pourra pas nous arriver. Puis ça t’arrive. Ça arrive à ta belle-sœur, ça arrive à ton amie, ça arrive à ta voisine. C’est un non-sens qui s’ajoute à la crise climatique. Alors on a eu la volonté de se réunir autour de nos enfants, pour revendiquer notre place, donner le goût à d’autres de lutter et lier les générations ensemble. Je suis allée à la Marche du Pain et des forêts avec mon fils, ma filleule, ma mère, ma belle-mère. Il y avait quelque chose de l’ordre de la transmission. Et puis, au-delà des roses, le fait d’évoquer les forêts renvoie à l’idée que tout le monde est interrelié. La forêt, c’est tous les liens qu’on ne voit pas, toutes les racines cachées et reliées. C’est ce qu’on a fait en rassemblant nos réseaux.
La journaliste Aurélie Lanctôt a qualifié l’ambiance de la Marche du Pain et des forêts de « funeste et sereine », évoquant une forme d’ambivalence face à la situation actuelle. Partagez-vous ce constat face au contexte politique, social et environnemental actuel ?
Anaïs Barbeau-Lavalette : Avec Brigitte Poupart, avec qui j’ai assumé la direction artistique de la mobilisation, on a eu la volonté que cette marche ne soit pas une marche festive parce que la situation est grave. On n’était pas là pour célébrer. On a proposé une gamme de trois couleurs à tout le monde : le noir et le vert des Mères au front et le lilas de Ma place au travail. On ne voulait pas de slogan non plus. On voulait entendre des berceuses d’enfants. C’est assez magnifique qu’on ait réussi à incarner à la fois le côté funeste de la situation et le côté lumineux porté par la maternité. Cette colère est générée par une source d’amour infinie. Cela nous donne beaucoup de force. Et puis, le fait d’être en groupe me donne la foi. C’est paradoxal parce que je suis de plus en plus au courant de ce qui ne va pas bien, mais le fait d’être ensemble permet de faire émerger un certain espoir et une certaine sérénité.
Laure Waridel : C’est intéressant d’avoir retenu cette dualité entre l’élément funeste et serein. Le mouvement Mères au front est vraiment dans le yin et le yang. On est à la fois dans l’amour bienveillant et protecteur de nos enfants, mais aussi dans la colère face à des décisions dont les conséquences menacent l’avenir de nos enfants. Une image qui revient souvent des Mères au front, c’est celle de l’ours. La maman ours est super douce, elle prend soin de son bébé, mais si quelqu’un menace sa progéniture, alors elle lève ses pattes, elle montre ses griffes. Elle est prête à mettre sa vie en danger s’il le faut. Je pense que beaucoup de mères en sont là. La situation est vraiment alarmante et demande une vision, de la volonté politique, de l’audace et surtout des actions concrètes ! Ce qu’on entend de tous les politiciens et toutes les politiciennes, c’est qu’ils et elles ne peuvent pas aller plus vite que la société. Moi, j’ai l’impression que la population est prête et que les entreprises sont prêtes à aller beaucoup plus loin que nos élues et élus en ce moment. C’est d’ailleurs ce que j’ai pu observer sur le terrain lorsque je faisais mon doctorat sur la transition écologique.
Myriam Lapointe-Gagnon : J’ai trouvé que l’ambiance de la marche était très belle, mais elle était sobre. Il y avait quelque chose de très émotif, de très terre-à-terre. Ce qui m’a le plus marquée, c’est la présence des enfants, mais aussi de nombreux jeunes adultes. Ils ont eu pleinement leur place dans la Marche du Pain et des forêts. Les jeunes de la nouvelle génération, je les trouve très lucides. Ils et elles veulent s’engager pour des causes, mais il leur faut des lieux pour s’exprimer. Ce qu’on a voulu faire, c’est réveiller l’engagement citoyen. On se rend compte que cet éveil se fait souvent au moment de devenir mère ou de devenir père. Ça bouscule ta ligne de vie et les actions que tu souhaites mener. Ce genre de marche permet de nous reconnecter au contexte, de prendre notre place et d’agir concrètement, quitte à déranger.
Françoise David : Sur le contexte actuel, je dirais que l’on vit dans un règne de médiocrité absolue face aux questions climatiques. Le gouvernement du Québec n’est pas totalement aux abonnés absents. Mais, à côté de ce qui devrait être fait, de ce que les changements climatiques exigent comme mesures et comme leadership, c’est médiocre et inquiétant. Donc, pour la Marche du Pain et des forêts, je savais qu’on était là pour des raisons sérieuses et nous étions sobres, mais il y avait aussi tellement d’amour, de douceur et de beauté. Moi, je n’ai rien vécu de funeste. Je dirais plutôt que c’était magique. J’avais l’impression de retrouver l’atmosphère de 1995. On était des femmes, peut-être moins en colère que ce que vous exprimez aujourd’hui. On pensait que tout était possible. On n’avait pas non plus affronté la question du climat. On ressentait un véritable bonheur d’être ensemble. Et ça, je l’ai vécu le 8 mai dernier. Ce qui m’a frappée, en tant que «vieille féministe», c’est vraiment le fait que les enfants étaient au centre de la marche. Ils sont au centre de votre discours, que ce soit parce qu’il n’y a pas assez de places en garderie ou parce qu’ils sont l’avenir de la planète. Dans nos discours féministes des années 1980-1990, c’était rare que nos enfants soient au cœur de nos luttes et de nos marches. Ce qu’on voulait, c’était d’abord et avant tout de gagner le droit de travailler avec des salaires décents, d’élever nos enfants, mais aussi que leurs pères s’en occupent. On se serait sûrement senties un peu mal à l’aise en tant que féministes de mettre nos enfants au premier plan. Vous le faites et j’avoue que, comme grand-mère, j’adore ça. Ça donne un sens différent à la lutte et ça ne vous enlève rien en tant que féministes.
Anaïs Barbeau-Lavalette : Je pense que c’est un changement qui va dans le bon sens. On embarque nos enfants avec nous parce que la maternité devient le moteur d’une colère amoureuse. J’entends ce questionnement un peu partout: la révolte est-elle conciliable avec la maternité ? La question, c’est: puis-je allaiter mon enfant d’un bord et brandir mon poing ou mon finger de l’autre ? Et la réponse, c’est: oui! Cette maternité-là donne de la puissance à la revendication. Je pense qu’avec Ma place au travail, c’est ça la revendication. Les filles font des études et ne peuvent pas travailler parce qu’elles doivent rester à la maison
pour garder leurs enfants, alors qu’une place en garderie leur était promise. Avec Mères au front, c’est pareil. On nous renvoie à notre rôle de parents, mais c’est souvent les mères qui doivent en faire davantage. On est supposées faire tous les fameux petits gestes qui sont censés sauver le monde et puis rassurer nos enfants. Mais on ne peut pas porter seules tous ces immenses défis sur nos épaules.
Laure Waridel, vous êtes la cofondatrice et l’ancienne présidente et porte-parole d’Équiterre. Le projet a germé dans l’élan du Sommet de la Terre de Rio en 1992 avec Steven Guilbeault, François Meloche, Elizabeth Hunter, Patrick Henn et Sidney Ribaux. Vous aviez à peine 20 ans. Les jeunes sont souvent à l’avant-scène des mouvements sociaux et notamment des mouvements écologistes, mais restent globalement écartés des processus décisionnels. Ont-ils la place qu’ils méritent dans les instances gouvernementales?
Laure Waridel : Pour moi, les jeunes devraient avoir beaucoup plus de place. Il y a bien sûr les grandes mobilisations dans le mouvements officiels, mais il y a aussi le rôle des jeunes partout où ils se trouvent. C’est important de leur dire qu’ils et elles peuvent avoir une influence auprès de leurs pairs, au sein de leur unité familiale, dans leur milieu de travail, dans les endroits où ils et elles étudient. Je pense par exemple que les enfants de nos politiciennes et politiciens ont un grand rôle à jouer. C’est certainement eux qui peuvent influencer le plus la Coalition Avenir Québec aujourd’hui et tous les partis. On a aussi les mobilisations étudiantes dans les universités, on a vu la grève de la faim à l’Université de Montréal qui a donné lieu notamment à un désinvestissement de l’université dans les hydrocarbures. Ce sont des gestes courageux et nécessaires pour répondre à l’urgence. C’est la meilleure réponse à leur écoanxiété et un moteur pour passer à l’action. Plusieurs se joignent à nous quand on fait des actions. Ils étaient très présents à Québec, le 8 mai. Le changement de paradigme, il faut vraiment qu’on l’amène avec et pour eux. On doit agir ensemble avec cœur et rigueur.
Vous avez eu à cœur de réunir différentes luttes lors de la Marche du Pain et des forêts. On parle de convergence des luttes et d’intersectionnalité, avec l’idée que l’avenir doit être féministe, écologique, communautaire, antiraciste et décolonial. Est-ce là l’avenir des luttes féministes, voire plus globalement des luttes sociales ?
Laure Waridel : Il y a tout le mouvement de l’écoféminisme qui est vraiment la jonction entre les deux courants. Au Québec, on parle peu d’écoféminisme et, même avec Mères au front, on le cadre rarement ainsi. Pour nous, ce n’est pas tant la théorie qui compte, mais l’élan du cœur. Pourtant, on est en plein là-dedans : on a une approche non hiérarchique, décentralisée et très ascendante. On a très peu de ressources et on compte principalement sur du temps bénévole et des mères qui en ont déjà plein les bras avec leur famille, leur travail, leurs engagements dans la communauté, mais qui, malgré tout, décident de s’impliquer. Le mouvement Mères au front est aussi très intergénérationnel. On voit vraiment la solidarité des femmes, des mères, des grands-mères et même des arrière-grands-mères. C’est une force que je trouve spectaculaire. Et puis, on est présentes partout sur le territoire. La pandémie nous a permis de tisser des liens vraiment très forts et solidaires dans toutes les régions du Québec.
Anaïs Barbeau-Lavalette : Je pense que les prochaines luttes vont se dessiner sur les permissions que vont se donner les hommes et les femmes de tous les milieux sociaux, et dans toutes les sphères de la société, de revendiquer leur pouvoir citoyen. Moi la première, je ne me sentais pas assez outillée avant d’intégrer les Mères au front. J’étais intimidée par la chose politique, je me sentais en position d’imposture partout. Tout à coup, on te dit que le fait d’être mère t’ouvre une porte pour t’engager. Alors les mères s’intéressent au sujet et se rendent compte que les frontières de l’engagement sont poreuses. C’est ce pouvoir-là qu’il faut se réapproprier. Il y a aussi beaucoup de femmes qui ne sont pas mères, mais qui restent totalement légitimes dans notre mouvement. Elles ont leur place ! L’idée n’est pas d’être mère ou non, d’avoir accouché ou non, mais de se réapproprier l’idée de la maternité, qu’elle soit une maternité de cœur ou de ventre. Toutes celles qui sentent qu’elles ont un rôle à jouer par rapport aux enfants qui nous suivent peuvent trouver leur place dans ce mouvement-là. Il faut miser sur ce qui nous lie plutôt que sur ce qui nous divise.
Laure Waridel : C’est vrai que ce mouvement nous permet d’aller chercher des personnes qui n’ont pas de formation ou d’engagement préalables en environnement, qui ne sont pas des expertes, mais des amoureuses du vivant. On est légitimes parce qu’on est préoccupées par l’avenir des enfants, qu’on soit mère ou non, parce qu’on est citoyennes, ça nous donne un droit et même une responsabilité d’agir.
Myriam Lapointe-Gagnon : J’espère que l’avenir des luttes est convergent. Je pense que l’on s’en va vers là. Cela demande beaucoup de travail et d’accompagnement, notamment d’éducation à la citoyenneté. On fait aussi face à de nombreux blocages, par exemple pour associer les femmes immigrantes à nos mouvements, car beaucoup ont peur de témoigner. Et puis il reste une méfiance des gens en général face aux luttes sociales, face à certains concepts comme ceux de féminisme, de racisme systémique, de militantisme ou de changements climatiques, comme si ça ne pouvait pas leur appartenir.
Françoise David : Les défis sont nombreux. Il y a une chose qui m’a frappée le 8 mai. Certes, notre amie Mélissa Mollen-Dupuis était là et a fait un témoignage vibrant. C’était magnifique, juste et percutant. Mais on ne peut pas dire que, dans la foule, il y avait une présence autochtone importante, pas plus qu’une présence nombreuse des femmes racisées. Je ne lance la pierre à personne, mais il y a là un défi de mise en commun à faire pour les mouvements féministes et écologistes. Je sais qu’au sein du mouvement des femmes au Québec, tout le monde essaie de se parler, et que ça n’a pas l’air d’être simple. Pourtant, que tu sois une femme vivant dans un village en région, une femme blanche de Québec, ou une femme noire de Montréal, tu as un problème de service de garde. Il y a des sujets qui transcendent les divergences de communautés. Je pense par exemple à la question du logement. C’est la même chose pour les changements climatiques. On n’est pas toutes et tous égaux devant ces changements, pas plus qu’on est égaux devant les problèmes sociaux. Faut se parler! Le défi est gigantesque, mais à court et moyen terme, ce travail de conjugaison des efforts va devoir être mené.
Myriam Lapointe-Gagnon, vous êtes la mère de Jules. Laure Waridel, vous êtes la mère d’Alphée et de Colin, et vous êtes récemment devenue grand-mère par alliance de Theodora. Anaïs Barbeau-Lavalette, vous êtes la mère de Mishka, Ulysse et Manoé. Françoise David, vous êtes la mère d’Étienne, la grand-mère d’Éva et de quatre petits-enfants par alliance. Quel vœu souhaitez-vous faire pour leur avenir?
Françoise David : Je leur souhaite deux choses. D’abord, que chacun et chacune puisse devenir ce qu’il et elle a envie d’être, et ce, en toute liberté. Je trouve qu’on vit encore dans un monde terriblement genré. Et puis, je veux continuer de me battre avec les plus jeunes pour que ces enfants-là vivent dans un monde habitable, respirable et solidaire avec les autres peuples du monde. Je souhaite qu’ils et elles s’impliquent, chacune et chacun à leur manière.
Myriam Lapointe-Gagnon : À mon fils, je lui souhaite d’avoir assez de place et d’espace pour être en connexion avec sa nature profonde, pour qu’il ne vive pas dans la peur, qu’il puisse s’aimer lui-même et aimer les autres sainement. Les enfants aujourd’hui manquent d’espace mental et sociétal et de temps pour simplement être bien, être présent à soi et aux autres.
Anaïs Barbeau-Lavalette : J’ai développé un code avec mes enfants quand ils sont loin ou qu’on ne peut pas se parler dans une foule. Sur le palier des marches de l’école, avant un match de sport ou un examen, au milieu d’une rencontre qui peut les stresser ou les confronter, je pointe le bout de mon nez et ils me répondent en faisant la même chose. Ça veut dire : c’est qui le chef de ton bonheur ? Et leur réponse veut dire : c’est moi. C’est ce que je veux leur rappeler, au quotidien. Ce que je souhaite à mes enfants, c’est qu’ils prennent soin de cette faculté qu’ils ont d’être heureux. C’est une des premières résistances qu’on peut offrir à ce qui nous écorche. Cultiver la joie est une des premières façons de résister. Je veux qu’ils soient souverainement heureux. À partir de cette joie peuvent naître des colères et des résistances. Mais je veux d’abord qu’ils prennent soin de leur capacité à être émerveillés par ce qui reste magnifique autour d’eux. À partir du moment où cela est préservé, tout est possible.
Laure Waridel: Moi aussi, je souhaite évidemment que mes enfants et petits-enfants trouvent leurs chemins pour être heureux. Et, pour moi, leur bonheur dépend aussi de choix collectifs que nous devons faire maintenant. Parce qu’il est beaucoup plus difficile d’être heureux dans un monde où il y aura plus de guerres, plus de tensions, plus de crises. Je leur souhaite donc aussi du courage parce que, de manière réaliste, je pense qu’ils vont en avoir besoin. Enfin, très concrètement, ma fille a des besoins très particuliers et elle fait partie des personnes plus vulnérables qui vont subir le plus durement la crise climatique quand je ne serai plus là. Mon envie d’une société juste, écologique et solidaire est encore plus grande pour elle. Je lui souhaite qu’on puisse parvenir à faire entendre raison à nos élus.