L’état du Québec 2020 | Clé 04

Plaidoyer pour le développement de la pensée politique à l’école

Olivier Lemieux
Chercheur en résidence à l’INM, chargé de cours à l’Université Laval et à l’Université de Sherbrooke

Ce texte est issu de la clé 04 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.

Dans un moment dit de déclin du politique, de nombreux chercheurs s’intéressent aux moyens de mettre un frein à l’aliénation politique des jeunes. Pour ce faire, l’école apparaît comme un champ d’action à prioriser. Mais quelle place y occupe la «pensée politique » ? Si certaines disciplines scolaires peuvent alimenter son développement, elle n’a à l’heure actuelle qu’une place indirecte, voire secondaire, dans le curriculum québécois.

Qu’on soit pour ou contre, le projet de loi 21, Loi sur la laïcité de l’État, aura représenté une nouvelle occasion de prendre le pouls de la population québécoise sur plusieurs thématiques égratignant l’identité nationale.

Parmi ces thématiques figure sans conteste le programme Éthique et culture religieuse (ECR), qui suscite de vifs débats depuis son implantation dans les écoles québécoises, au milieu des années 2000. Sachant que le gouvernement Legault a manifesté son intention de revoir le programme d’ECR avant la fin de son mandat et que le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur a affirmé que son ministère allait entamer sa révision, il apparaît nécessaire de faire le point sur les besoins de formation des élèves québécois en matière politique.

LE DÉCLIN DU POLITIQUE
Le Québec, comme la plupart des sociétés occidentales, traverse à l’heure actuelle une période dite de « déclin du politique ». Ce phénomène prend forme dans un contexte de dépossession du pouvoir citoyen sur le politique et d’une diminution du pouvoir politique vis-à-vis d’autres sphères, principalement les sphères financière et économique.

Il se manifeste également par divers symptômes, les plus visibles étant la baisse de la participation électorale, la volatilité des comportements politiques et le cynisme ambiant envers les élites et les institutions traditionnelles. Les nombreuses recherches sur la socialisation politique associent ce déclin à la disparition progressive des grandes utopies ou idéologies politiques du xxe  siècle, notamment le communisme sur la scène mondiale et le souverainisme à l’échelle du Québec1.

Les conséquences souvent négatives qui accompagnent ce déclin du politique provoqueraient dans la population – et encore plus chez les jeunes générations – un relativisme par rapport aux idées porteuses de projets collectifs et un cynisme à l’endroit du monde politique2 . Le pouvoir économique et individuel apparaît plus que jamais comme le principal moteur de changement dans la société néolibérale, dépouillant ainsi le pouvoir politique de sa fonction de régulateur des enjeux collectifs.

À ce chapitre, la disparition du nombre d’heures imparties au cours Monde contemporain en cinquième secondaire au Québec – un cours consacré à la compréhension des enjeux mondiaux des dernières décennies – au profit du cours Éducation financière est un signe assez frappant de cet air du temps. Ce qui se perd, c’est la conviction que le pouvoir politique permet de changer le monde.

LE COURS ÉDUCATION FINANCIÈRE
Dès son arrivée à la tête du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport en 2016, Sébastien Proulx manifeste son intention de réintroduire un cours d’économie – au moins optionnel – dans la grille horaire du secondaire. Près d’un an plus tard, il dépose à l’Assemblée nationale du Québec un projet de règlement proposant l’ajout, en cinquième secondaire, d’un nouveau cours intitulé Éducation financière. Ce changement entraîne une diminution du nombre d’unités attribuées au cours Monde contemporain, amenant ainsi le Conseil supérieur de l’éducation à se questionner « sur la profondeur des apprentissages qui seront proposés aux élèves3 »

Le déclin du politique ne s’est pas forcément accompagné d’un désintérêt politique, mais plutôt d’un désengagement des modes d’insertion politique traditionnels. S’ajoute ainsi au défi de la socialisation politique celui d’amener les jeunes générations à réinvestir ces modes traditionnels, non seulement parce qu’ils demeurent les principaux lieux du système d’autorité, mais aussi parce que les jeunes ne parviendront à transformer durablement ce système qu’en les investissant activement.

Si l’instruction et la socialisation politique ont jusqu’ici été confiées à l’éducation familiale, il nous apparaît toutefois qu’il est plus que temps que l’école occupe un rôle de premier ordre à cet effet. Il a été communément admis que la théorie démocratique sollicite des citoyens dotés d’une culture et d’une pensée politique leur permettant une participation réfléchie et motivée. Cependant, l’analyse sociologique dévoile que la capacité de manipuler la symbolique politique est surtout détenue par ceux qui détiennent les autres pouvoirs socioculturels4. L’école apparaît ainsi comme l’ultime moyen de briser ce cycle et d’endiguer le déclin du politique.

LA POLITIQUE À L’ÉCOLE
L’école est depuis longtemps investie d’une mission politique. Dans la démocratie athénienne, la discussion, le dialogue et la négociation deviennent les principaux instruments du pouvoir, jusqu’alors détenus par un ou quelques hommes. L’agora, espace public se trouvant au centre de la cité et des relations publiques, devient alors le lieu symbolique de ce nouveau régime.

Depuis, les ressources de l’école en matière politique se sont ordonnées autour de trois registres, soit deux registres relevant principalement de la socialisation, c’est-à-dire l’apprentissage des relations sociales et l’initiation à la participation en société, et un registre faisant plutôt appel à l’instruction par l’apprentissage de certains contenus politiques.

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Souvent implicite, la mission de socialisation politique se manifeste de façon assez évidente à l’école. À ce propos, les politologues états-uniens Gabriel Almond et Sidney Verba ont bien montré dans une étude pionnière les manières dont la participation à la vie scolaire par l’apprentissage de certains mécanismes et certaines pratiques – par exemple, la participation à la vie en classe ou l’élection de représentants – prépare efficacement les futurs citoyens à la vie politique5 .

C’est également le cas pour les relations sociales, plus précisément les rapports horizontaux entre pairs et les rapports verticaux institutionnels et informels entre adultes et enfants, qui mènent à la participation ou à la soumission6. Si les règles de fonctionnement de la classe et de l’école, ainsi que l’enseignement et l’apprentissage de l’ensemble des disciplines scolaires peuvent contribuer à ces registres de socialisation, certaines disciplines scolaires ont reçu au fil du temps un mandat mieux défini en matière d’instruction politique.

Depuis le renouveau pédagogique des années 2000, le cours Éthique et culture religieuse et ceux du domaine de formation de l’univers social – qui comprend la géographie, l’histoire et l’éducation à la citoyenneté au primaire, auxquels il faut ajouter les cours Monde contemporain et Éducation financière au secondaire  – sont sans doute les plus concernés et les plus contributifs en cette matière.

Une lecture attentive des programmes de formation de ces disciplines scolaires amène toutefois à constater que le politique occupe presque toujours une place indirecte, oblique, voire secondaire, parmi les multiples réalités sociales à partir desquelles les compétences doivent se développer. La réforme récente du programme Histoire et éducation à la citoyenneté, devenu Histoire du Québec et du Canada en 2017, n’a visiblement pas corrigé le tir. Ce programme a d’ailleurs vu la compétence citoyenne être éliminée de ses visées.

L’ÉDUCATION À LA CITOYENNETÉ ET L’ÉDUCATION POLITIQUE
Depuis la réforme du renouveau pédagogique, l’enseignement de l’histoire s’est vu accoler l’éducation à la citoyenneté, une « nouvelle discipline » permettant de lier son programme à l’un des cinq domaines généraux de formation compris dans le Programme de formation de l’école québécoise, soit « Vivre-ensemble et citoyenneté ».

Néanmoins, l’éducation à la citoyenneté a surtout visé, jusqu’ici, une socialisation politique tournée vers le développement du lien social favorisant le vivre-ensemble. Les travaux de la didacticienne québécoise Sabrina Moisan sur les représentations sociales des enseignantes et des enseignants du cours Histoire et éducation à la citoyenneté ont d’ailleurs bien montré que les professeurs ont une vision de la citoyenneté et de son enseignement privilégiant une socialisation autour du respect des valeurs et des droits fondamentaux en démocratie7 .

Ainsi, la classe deviendrait un lieu permettant de former un citoyen démocrate, libre et mature – rôle conciliable avec celui qu’il devra jouer dans un monde pluraliste et en mouvement – et libéré des entraves conservatrices qui paralysent sa pensée telles que les stéréotypes, les mythes et les préjugés8. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que l’éducation à la citoyenneté s’écarte le plus d’une éducation politique telle qu’on la définit, laquelle se veut plus près de l’esprit des sciences politiques et préférera, en ce sens, étudier et comprendre les valeurs conservatrices plutôt que de les confronter aux valeurs démocrates9.

Alors que, dans la cité de la Grèce antique, l’éducation civique se voulait avant tout éthique et politique, la conception libérale de la citoyenneté associée aux temps modernes mènera à une distinction entre l’État et la société civile. Remplacé par la vie privée ou le monde du travail, le politique n’apparaît plus comme le lieu principal où s’accomplit l’homme. Dans ce nouveau contexte, l’éducation à la vie active vise principalement l’intégration au marché du travail, et l’éducation à la citoyenneté sert presque exclusivement au développement d’habiletés démocratiques10.

Comme le défend le professeur d’éthique André Duhamel, « le déficit civique incriminé prend aussi figure de déficit politique et démocratique11 ». En d’autres termes, si une éducation à la citoyenneté tournée principalement vers la socialisation et l’éthique peut s’avérer suffisante au primaire pour une initiation à la vie en société, une éducation politique est cruciale pour doter le futur citoyen des outils nécessaires à sa compréhension politique et à son inclusion dans les modes d’insertion traditionnels.

De nombreuses entreprises, telles que les ateliers Politique 101 élaborés par l’INM, visent d’ailleurs à colmater les manques réels d’éducation politique à l’école. Pour que l’éducation politique soit menée à bon port, l’heure n’est toutefois plus au colmatage, mais à la restauration en entier de la coque.

LE PROGRAMME POLITIQUE 101 DE L’INM 
Politique 101 est un programme d’ateliers et de conférences interactives offert aux élèves de quatrième et cinquième secondaire. Lancé en 2017 avec le soutien du Secrétariat à la jeunesse du Québec, il vise à sensibiliser les élèves à l’importance de la démocratie et à les former sur le fonctionnement du système politique québécois et sur plusieurs des enjeux qui y sont liés. Les différentes formes de participation citoyenne – et plus particulièrement la participation électorale – y sont notamment abordées.

POUR UN COURS D’ÉTHIQUE ET DE POLITIQUE
Prenant acte de l’absence d’une véritable volonté d’implantation d’une éducation à la citoyenneté et des nombreux débats entourant le programme d’ECR, on estime que le gouvernement du Québec doit faire preuve de sagesse dans ses réflexions et dans ses actions entourant la réforme de ce cours.

Puisque la portion « culture religieuse » du cours actuel d’ECR peut être bien servie par l’enseignement de l’histoire, ne serait-il pas temps de réunir éthique et éducation à la citoyenneté, voire éthique et politique ? Un tel programme permettrait de réellement développer la pensée politique de chaque citoyen et de chaque citoyenne.

NOTES

1. Denis, Serge. L’action politique des mouvements sociaux d’aujourd’hui : le déclin du politique comme procès de politisation. Québec : Presses de l’Université Laval, 2005.

2. Venne, Michel. « Génération réaliste ». Dans Poitras, Annick (dir.), L’état du Québec 2015, Montréal : Del Busso/INM, 2015, p. 43-51.

3. Conseil supérieur de l’éducation. Mémoire du Conseil supérieur de l’éducation concernant le projet de loi no 12. Québec : gouvernement du Québec, 2019.

4. Gaxie, Daniel. Le cens caché : inégalités culturelles et ségrégation politique. Paris : Seuil, 1991.

5. Almond, Gabriel A. et Sidney Verba. The civic culture. Boston : Little, Brown and Company, 1965.

6. Percheron, Annick, Nonna Meyer et Anne Muxel. La socialisation politique. Paris : A. Colin, 1993.

7. Moisan, Sabrina. « Démocratie, individualisme et citoyenneté minimale ». Dans Éthier, Marc-André, David Lefrançois et Jean-François Cardin (dir.), Enseigner et apprendre l’histoire : manuels, enseignants et élèves. Québec : Presses de l’Université Laval, 2011, p. 209-238.

8. Martineau, Robert. Fondements et pratiques de l’enseignement de l’histoire à l’école. Québec : Presses de l’Université du Québec, 2010.

9. Journell, Wayne. Teaching politics in secondary education: Engaging with contentious issues. Albany : SUNY Press, 2017.

10. Heater, Derek. A history of education for citizenship. Londres : Taylor & Francis Group, 2004.

11. Duhamel, André. « On ne naît pas citoyen, on le devient ». Dans Duhamel, André et France Jutras (dir.). Enseigner et éduquer à la citoyenneté, Québec : Presses de l’Université Laval, 2005, p. 3.

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2020-04-28T10:49:37-04:00
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