L’état du Québec 2020 | Clé 08

Pour réduire les inégalités, quel rôle pour les entreprises ? 

Nicolas Zorn
Directeur général de l’Observatoire québécois des inégalités

Tania Saba
Professeure et titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal 

Ce texte est issu de la clé 08 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.

Depuis la grande récession de 2008, la question de la croissance des inégalités économiques a été propulsée au sommet de la liste des priorités médiatiques, politiques et culturelles. Elle est désormais définie comme l’un des plus gros enjeux de notre époque. Comment les entreprises peuvent-elles contribuer à leur réduction ?

La croissance des inégalités économiques préoccupe beaucoup de monde, avec raison. D’un côté, les institutions internationales comme l’Organisation de coopération et de développement économiques, le Fonds monétaire international et le Forum économique mondial de Davos consolident ce constat avec un nombre grandissant de conclusions d’études et d’interventions appelant à l’action. De l’autre, des mouvements comme Occupy Wall Street, les Gilets jaunes, les Indignados et les révolutions du Printemps arabe ont démontré qu’une partie importante de la population mondiale considère le statu quo comme inacceptable. Ils peuvent mener à des changements parfois bienvenus, parfois brusques et lourds de conséquences.

Au Québec, près de trois personnes sur quatre considèrent que la réduction des inégalités de revenu devrait être une priorité pour les gouvernements1. Une partie de la communauté d’affaires se montre d’ailleurs étonnamment réceptive à cet enjeu, du moins lorsque le sujet est abordé loin des micros. Elle est consciente des problèmes qui accompagnent l’accroissement des écarts de revenu, de perspectives d’avenir et de qualité de vie.

Le plus souvent, ces écarts sont générés sur le marché du travail et s’y amplifient. Malgré cela, les personnes qui dirigent une entreprise, qui y investissent ou qui y exercent une influence considèrent généralement que la réduction des inégalités relève de la responsabilité des gouvernements. Certains pensent également qu’une entreprise perdrait un avantage concurrentiel si elle était la seule à agir en ce sens. Pourtant, un nombre croissant d’études démontrent que les entreprises ayant une faible « empreinte inégalité » sont plus performantes à tous les points de vue.

POURQUOI S’EN PRÉOCCUPER ?
Personne ne conteste que le niveau d’éducation, l’expérience ou l’ampleur des responsabilités devraient se refléter dans la rémunération d’une personne qui travaille. Les inégalités doivent toutefois être reconnues comme un enjeu lorsqu’elles sont trop élevées ou qu’elles ne se justifient pas. C’est le cas quand elles impliquent des coûts importants pour la société et quand ce sont les mêmes groupes qui en bénéficient ou qui sont pénalisés. 

Le milieu de travail est l’endroit où les inégalités sont vues ou vécues le plus intensément. L’égalité ou l’inégalité de salaire, de statut et de pouvoir façonne le sens qu’on lui donne2. Empêcher le plein épanouissement et le développement du potentiel de certains tout en accélérant ou en privilégiant ceux des autres est à la source de plusieurs inégalités. Pour les entreprises, ces dernières sont la cause de problèmes, d’inefficiences, ainsi que de gaspillage de ressources humaineset de talents4. 

De nombreuses études concluent que les grands écarts de rémunération au sein même des entreprises rendent ces dernières moins performantes. Ces écarts nuisent au travail d’équipeainsi qu’à la satisfaction et à la motivation à l’emploi6. Ils mènent à la production de produits de qualité inférieure7, à une productivité réduite8, à un roulement du personnel plus élevé9, voire à un accroissement notable des vols et des sabotages au sein de l’entreprise10. 

Les cultures et les pratiques organisationnelles peuvent miner la mobilité sociale au sein de l’entreprise pour les personnes issues de groupes plus vulnérables sur le marché du travail11. D’ailleurs, selon le service aux investisseurs de l’agence de notation Moody’s, la rémunération excessive de la haute direction d’une entreprise témoigne souvent d’un conseil d’administration qui est faible et prend de mauvaises décisions. Un récent ouvrage12 conclut même que, lorsqu’excessive, la rémunération à la performance des PDG est économiquement inefficace et empiriquement injustifiée. 

ÉTAT DE SITUATION
Malgré un cadre légal et des actions gouvernementales proactives au Québec et au Canada, force est d’admettre que des inégalités subsistent, voire s’accroissent, sur le marché du travail. Une part importante des écarts de revenu est générée par les politiques de rémunération des entreprises. Ces politiques sont elles-mêmes influencées par la culture organisationnelle, par le secteur dans lequel les organisations évoluent et par la taille de celles-ci. Les écarts entre salariés au sein d’une organisation sont plus fréquents dans les petites et moyennes entreprises13, alors que, dans les plus grandes entreprises, les écarts sont manifestes entre les dirigeants et les autres membres de l’organisation. 

Les inégalités sont exacerbées chez les groupes de personnes plus vulnérables, sous-représentées dans les emplois dotés de bonnes conditions de travail et surreprésentées dans ceux dont les conditions sont précaires et dangereuses. Malgré leur participation active en forte hausse, leur niveau de scolarité plus élevé et leurs qualifications qui sont comparables, les groupes marginalisés – les femmes, les minorités visibles, les Autochtones et les personnes en situation de handicap – en sont les grands perdants. Leur taux de chômage est plus élevé que celui des autres groupes, ils accèdent plus difficilement au marché du travail que les autres, leur parcours professionnel est plus sinueux que celui des autres groupes aussi, et ils sont sous-représentés dans les emplois les plus prestigieux et payants. La discrimination et des processus de recrutement et de promotion inadaptés à leur situation expliquent une part importante de cette sous-représentation.

PAR OÙ COMMENCER ?
Les défis sont donc nombreux, mais ils sont loin d’être insurmontables. Quatre conditions sont nécessaires à la proactivité et à l’efficacité des entreprises dans leurs interventions pour réduire les inégalités : 

  1. Avoir conscience de leur avantage économique à réduire leur « empreinte inégalité » ; 
  2. Avoir la capacité et la volonté d’évaluer l’étendue des inégalités au coeur de leur organisation et l’ampleur des coûts qui y sont associés ;
  3. Mettre en place des actions concrètes pour les réduire et en assurer le suivi ;
  4. Conserver l’enjeu à l’ordre du jour du débat public, puis voir à une présence dans les médias et à une saine pression en faveur du changement.

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SENSIBILISER ET ÉVALUER
Sur la longue liste des choses à faire au quotidien d’une personne d’influence en entreprise, la réduction des écarts socioéconomiques n’est probablement pas en tête. Et même lorsqu’il s’agit d’une valeur profonde, encore faut-il convaincre ses collègues qu’il s’agit d’un défi pressant et que l’organisation gagnerait à consacrer des énergies importantes à cet enjeu. Il est donc essentiel d’en souligner les nombreux avantages économiques, avec un argumentaire simple et des exemples concrets. 

Les organisations qui ont adopté des pratiques d’équité, de diversité et d’inclusion le font en combinant des objectifs qui sont indissociables. Elles aspirent à l’atteinte de l’équité entre collègues et entre la direction et ses équipes, ainsi qu’à la satisfaction des exigences légales. Elles veillent à combler les besoins en compétences en élargissant les bassins de recrutement et les critères de sélection, en particulier dans un contexte de rareté de la main-d’oeuvre. Elles visent une contribution de la diversité à la performance organisationnelle par l’enrichissement de leur capital humain et par la stimulation de leur créativité14. 

Vaincre le scepticisme des dirigeants et des employés et orienter les visées des gestionnaires vers le long terme font partie des défis à relever. Pour y arriver, les entreprises doivent être conscientes des coûts engendrés par des inégalités élevées et de la position qu’elles occupent par rapport à leurs concurrents. Cela permettra de confirmer la nature des changements à opérer et le chemin à parcourir afin de déterminer les occasions de réduction des inégalités dont le potentiel est le plus élevé. 

IMPLANTER DES MESURES CONCRÈTES
Désormais convaincues de la pertinence d’une prise en compte des inégalités et armées d’outils d’évaluation pertinents, les entreprises ont à choisir les actions les plus efficaces et utiles pour elles. Réduire les inégalités nécessite « un ensemble d’actions et d’interventions coordonnées dans le but de créer un environnement qui permettra à tous les employés d’atteindre leur plein potentiel tout en poursuivant les objectifs de l’organisation15». Ces actions concertées intègrent l’instauration d’une culture qui favorise l’équité, la diversité et l’inclusion, la détermination d’objectifs concrets de nature qualitative et quantitative pour en assurer le suivi, ainsi que l’ajout de volets de sensibilisation et de formation16.

Les domaines d’intervention les plus pertinents font partie intégrante des programmes qui visent l’équité, la diversité et l’inclusion. Il s’agit notamment des politiques de rémunération, de recrutement et de développement des parcours professionnels, des pratiques de gouvernance ainsi que de la révision des modèles d’affaires, qui occasionnent des inégalités tant lors de la production que lors de la livraison de biens et services. Tant les salariés que les dirigeants, les investisseurs que les consommateurs sont affectés.

Par exemple, la gouvernance des entreprises – qui prend les décisions et qui les influence ? – gagne à être plus transparente et équilibrée en intégrant l’ensemble des acteurs concernés dans son processus décisionnel. Cela permet de mieux prendre en compte les intérêts de chacun et de bénéficier d’importants gains sur les plans du bonheur, de la productivité et de la rétention de personnel.

L’évaluation de la répercussion sociale des entreprises est aussi une option qui gagnerait à être généralisée. Elle offre le moyen et l’incitatif pour adopter les pratiques ayant le plus de retombées positives en matière de réduction des inégalités. Des politiques éthiques de paie constituent un autre exemple. Elles permettent de maintenir la rémunération de la direction à un niveau raisonnable, proportionnellement à celle du reste des salariés. L’évaluation permettrait également que les résultats soient aussi élevés que la préoccupation affichée, c’est-à-dire que l’ensemble de ces mesures transforment réellement les inégalités plutôt que d’être simplement cosmétiques (social washing).

ENTREPRISES : DEVENEZ DES LEADERS
Il reste un bon bout de chemin à parcourir avant que les organisations priorisent la réduction de leur « empreinte inégalité » et qu’elles adoptent de meilleures pratiques. Cela dit, la façon d’y arriver est bien connue. Selon la courbe de diffusion de l’innovation, il y aura d’abord une poignée d’organisations pionnières, qui seront les premières à adopter ces meilleures pratiques de façon systématique, visible et assumée. Elles seront ensuite prises en exemple et imitées par d’autres entreprises, jusqu’au point de bascule, lorsque se généraliseront ces pratiques. 

Pour atteindre cet objectif, il faudra promouvoir l’expertise et les outils qui existent déjà, voire en concevoir de nouveaux, tant pour la sensibilisation et l’évaluation que pour l’adoption des meilleures pratiques. C’est d’ailleurs ce que l’Observatoire québécois des inégalités compte faire. Est-ce ambitieux ? Certainement ! Là est la nature de l’innovation, après tout.

D’ailleurs, vous, lectrice ou lecteur, avez probablement un certain degré d’influence dans votre organisation. Réfléchissez aux gestes que vous pouvez faire et discutez-en avec vos collègues. Vous pouvez demander à votre organisation si un diagnostic a été effectué et quelles actions ont été menées ou pourront être mises en place pour résoudre les enjeux déterminés. Vous pouvez également en proposer. Une chose est certaine : pour dépasser le statu quo et réduire substantiellement les inégalités, il faudra sortir des sentiers battus. 

NOTES

1. INM, « Dévoilement du sondage Léger sur les inégalités de revenus », 21 octobre 2014. https://inm.qc.ca/sondage-leger-sur-les-inegalites/.

2. Payne, Keith. The broken ladder: How inequality affects the way we think, live, and die. New York : Viking, 2017, p. 180.

3. Reeves, Richard V. Dream hoarders: How the American upper middle class is leaving everyone else in the dust, why that is a problem, and what to do about it. Washington : Brookings Institution Press, 2017.

4. Leonhardt, David. « Lost Einsteins: The innovations we’re missing », The New York Times, 3 décembre 2017.

5. Siegel, Phyllis A. et Donald C. Hambrick. « Pay disparities within top management groups: Evidence of harmful effects on performance of high-technology firms ». Organization Science, vol. 16, n° 3 (2005) , p. 259-274.

6. Bloom, Matt et John G. Michel. « The relationships among organizational context, pay dispersion, and among managerial turnover ». The Academy of Management Journal, vol. 45, n° 1 (2002), p. 33-42. 

7. Cowherd, Douglas M. et David I. Levine. « Product quality and pay equity between lower-level employees and top management: An investigation of distributive justice theory ». Administrative Science Quarterly, vol. 37, n° 2 (1992), p. 302-320.

8. Akerlof, George A. et Janet L. Yellen. Efficiency wage models of the labor market. Cambridge : Cambridge University Press, 2011. 

9. Pfeffer, Jeffrey. « Human resources from an organizational behavior perspective: Some paradoxes explained ». Journal of Economic Perspectives, vol. 21, n° 4 (2007), p. 115-134.

10. Payne, Keith. Op. cit., p. 188-193.

11. Shapiro, Thomas M. Toxic inequality : How America’s wealth gap destroys mobility, deepens the racial divide, & threatens our future. New York : Basic Books, 2017.

12. Dorff, Michael B. Indispensable and other myths: Why the CEO pay experiment failed and how to fix it. Berkeley : University of California Press, 2014.

13. Cosic, Damir. « Wage distribution in large and small firms ». International Labour Review, vol. 22, 2017. 

14. Saba, Tania. « La gestion de l’équité, de la diversité et de l’inclusion : remettre les pendules à l’heure ». Revue RH, vol. 22, n° 3 (2019). 

15. Saba, Tania et Simon L. Dolan. La gestion des ressources humaines : tendances, enjeux et pratiques actuelles. Montréal : Pearson, 2013, chapitre 16.

16. Chicha, Marie-Thérèse et Éric Charest. « Accès à l’égalité et gestion de la diversité : une jonction indispensable ». Gestion, vol. 34, n° 3 (2009), p. 66-73. 

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2020-04-28T11:07:16-04:00