L’état du Québec 2020 | Clé 10

Rendre à la science sa place dans l’espace public

Propos recueillis par Francis Huot
Directeur de L’état du Québec 2020

Ce texte est issu de la clé 10 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.

Des adeptes de la théorie de la terre plate à ceux du mouvement antivaccin, ils sont nombreux à remettre en question les consensus scientifiques. Et pour cause: les fausses informations et les théories du complot circulent dans les réseaux sociaux avec rapidité et sans entrave. Mais qu’en est-il du rôle des décideurs, des organismes de recherche, des scientifiques et des médias pour rendre à la science sa place dans l’espace public ?

Entrevue exclusive avec Rémi Quirion, scientifique en chef du Québec, Nellie Brière, spécialiste en communications numériques et réseaux sociaux, Luc-Alain Giraldeau, directeur général de l’INRS et vulgarisateur scientifique, et Audrey-Maude Vézina, coordonnatrice de la Chaire de journalisme scientifique Bell Globemedia de l’Université Laval et étudiante à la maîtrise en journalisme scientifique.

L’espace occupé par la science dans le débat public est au centre des préoccupations des Fonds de recherche du Québec (FRQ). Les fausses informations sont accessibles plus facilement que jamais sur le Web et les réseaux sociaux, les chercheurs scientifiques sont en présence insuffisante dans les médias, et différents intervenants font état d’une crise de confiance envers certaines institutions, notamment médiatiques et scientifiques.

En collaboration avec les FRQ, l’INM a donc choisi pour cette édition de L’état du Québec de mettre en lumière la place de la science dans la sphère publique. La culture scientifique fait face à de nombreux défis, mais heureusement, des solutions existent, et les parties prenantes du milieu scientifique sont à pied d’œuvre pour les mettre en pratique.

QUELLE PLACE POUR LES CHERCHEURS DANS LE DÉBAT PUBLIC ?
À titre de scientifique en chef, Rémi Quirion dirige les trois Fonds de recherche du Québec depuis 2011. Il conseille à ce titre le ministre responsable de la Science et de l’Innovation, promeut les carrières en recherche et la culture scientifique, et favorise la prise en compte de la recherche scientifique dans les décisions gouvernementales.

Rémi Quirion soulève l’hypothèse qu’on arriverait à intéresser davantage les Québécois aux découvertes scientifiques et ainsi à augmenter l’importance accordée à la science dans l’espace public si on leur en présentait les retombées concrètes. Une meilleure compréhension de la méthode scientifique rendrait en outre la science plus attrayante, et les citoyens plus critiques. «Si on peut amener nos chercheurs à être plus présents sur la place publique et à mieux faire comprendre la méthode scientifique, à aider à discerner le vrai du faux, ce sera une réussite. »

La coordonnatrice de la Chaire de journalisme scientifique de l’Université Laval, Audrey-Maude Vézina, abonde dans le même sens. Celle qui a été lauréate de la bourse en journalisme scientifique Fernand-Seguin en 2018 affirme que la science et ses applications sont partout et plaide pour qu’une plus grande place leur soit accordée dans l’espace public. «C’est toujours plus rationnel d’aller vers les faits plutôt que vers les opinions lorsqu’on prend des décisions. » Il serait donc souhaitable que les scientifiques investissent la sphère publique, pour autant que des occasions existent. Le directeur général de l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), Luc-Alain Giraldeau, est lui aussi convaincu des vertus de la revalorisation du discours scientifique. Vulgarisateur scientifique chevronné notamment reconnu pour son livre Dans l’œil du pigeon (Boréal), qui lui a valu un Grand Prix de l’Académie française en 2017, il estime que « la science nous permet de nous protéger contre de fausses impressions et des illusions ».

Même s’il ne remet pas en question l’importance de la culture scientifique, le spécialiste du comportement animal nuance. Pour Luc-Alain Giraldeau, certains facteurs contribuent à éloigner les scientifiques des médias, et le peu d’espace accordé à la science dans la sphère publique ne doit pas leur être imputé. Selon lui, « le rôle des scientifiques n’est pas nécessairement de participer au débat public ». Les chercheurs pourraient être perçus comme étant en conflit d’intérêts et seraient soumis à des contraintes les empêchant d’investir les médias. Ils s’exposent à des critiques de leurs pairs lorsqu’ils se prêtent au jeu de la vulgarisation, et c’est sans compter la pression de produire des articles scientifiques, qui est forte.

Au-delà de ces contraintes, Audrey-Maude Vézina estime que « certains chercheurs n’ont pas le temps de vulgariser, alors que d’autres n’ont tout simplement pas la capacité de le faire ». Ils sont cependant de plus en plus nombreux à s’exprimer à l’extérieur du milieu universitaire, selon le scientifique en chef du Québec : « certains [chercheurs] peuvent être de très bons vulgarisateurs et décider de faire le saut en communication scientifique », ajoute-t-il. L’objectif est donc d’encourager les chercheurs qui sont habiles en vulgarisation à rendre leurs travaux accessibles au grand public.

Le programme DIALOGUE, lancé en juillet 2019, répond justement à cette volonté des FRQ en offrant aux citoyens des occasions d’interagir avec le milieu de la recherche. Cette démarche vise à soutenir les chercheurs qui désirent faire de la communication scientifique auprès du grand public. « Notre stratégie n’est pas nécessairement d’aller de front contre une personne qui ne croit pas aux vaccins ou aux changements climatiques, mais d’expliquer à une population plus large la méthode et les approches scientifiques », précise le scientifique en chef.

LE PROGRAMME DIALOGUE 
Lancé en juillet 2019, DIALOGUE vise à reconnaître et à soutenir les chercheurs et la relève étudiante qui désirent faire de la communication scientifique auprès du grand public. Avec ce programme pilote, les FRQ souhaitent encourager la communauté scientifique à interagir avec le grand public à propos de ses travaux, de ses résultats, de sa démarche scientifique afin de susciter de l’intérêt et une meilleure compréhension de la science.

Malgré tout, les scientifiques n’arrivent pas toujours à intéresser le public. Et c’est là, pour Audrey-Maude Vézina, que le rôle des communicateurs scientifiques prend tout son sens. « Les journalistes scientifiques font le lien entre chercheurs et grand public. Pas juste en vulgarisant, mais en mettant en contexte », souligne-t-elle. Ils donnent du sens à des découvertes parfois abstraites et les confrontent à des études et au contexte social et politique.

DES DÉBATS PLUS POLARISÉS À L’ÈRE DES RÉSEAUX SOCIAUX ?
Pour la spécialiste en communications numériques et réseaux sociaux Nellie Brière, l’émergence des réseaux sociaux a contribué à dévaloriser la science dans l’espace public. Leur structure radicaliserait les camps et polariserait les débats, au détriment de consensus scientifiques. L’experte conseille des organisations dans leurs communications numériques, offre de la formation en entreprise et intervient dans les médias lorsqu’il est question du Web et du numérique. Elle est donc aux premières loges de la transformation de l’espace public à l’ère des réseaux sociaux.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les plateformes sociales ne permettraient pas le dialogue. « Quand les gens discutent sur les réseaux sociaux, ils ne se parlent pas l’un à l’autre, ils parlent à leur audience.» Et cette audience est construite par des algorithmes dans l’unique but de conserver les utilisateurs actifs. Conséquence : on interagit dans des « chambres d’écho », à l’intérieur desquelles d’autres utilisateurs qui partagent nos opinions sont exposés aux contenus qu’on publie, et vice-versa.

Audrey-Maude Vézina est du même avis. «Nous sommes [effectivement] pris dans une chambre d’écho. Des opinions qui ressemblent aux nôtres se rendent à nous, et on a l’impression que c’est tout ce qui existe sur Internet. » Dans ce contexte, les contenus auxquels on est exposés dans les réseaux sociaux ne reflètent pas nécessairement le consensus scientifique. Il s’agit plutôt de condensés d’informations – qu’elles soient scientifiquement prouvées ou non – qui sont le miroir de nos points de vue et de notre activité en ligne.

Les chambres d’écho tendent ainsi à rendre encore plus floue qu’elle ne l’est déjà la distinction entre les faits et les opinions. Il s’agit d’une problématique importante, alors que les fausses informations pullulent sur le Web. « Un fait scientifique, ce n’est pas ouvert à la discussion », plaide Luc-Alain Giraldeau. Il ajoute: « Lorsque le président des États-Unis parle de faits alternatifs, c’est extrêmement inquiétant. C’est, à la base, une critique même des assises scientifiques. Il n’y a pas de faits alternatifs, il y a une réalité objective qu’on peut mesurer. Après, l’interprétation peut être sujette à discussion, mais il demeure des choses qui sont objectivement mesurables. Ce n’est pas une question d’opinion.»

Une mécompréhension de ce qui constitue un fait et une opinion serait donc à la base de la polarisation des débats selon les quatre experts. Les chambres d’écho dans les réseaux sociaux en sont une cause importante. L’accès facile à une quantité quasi infinie d’informations – pas toujours fiables – également.

Les médias traditionnels auraient eux aussi un rôle à jouer, précise Nellie Brière. « Les titres deviennent problématiques. Ce qui capte l’attention sur les réseaux sociaux, ce sont les titres. Les médias ont développé une propension à publier des titres tapageurs, pour attirer des clics. » Les titres fallacieux qu’on lit dans les réseaux sociaux finiraient par influencer nos perceptions, même si les articles sont rigoureux et leurs contenus, factuels.

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CHANGER NOS FAÇONS DE FAIRE
Même s’ils ne sont pas les seuls responsables du déclin de l’espace occupé par la science dans la sphère publique, les réseaux sociaux contribuent à invisibiliser les projets de vulgarisation scientifique les plus innovants, selon Nellie Brière. «La culture scientifique est en perdition parce que, par sa nature même, elle n’est pas référencée sur les réseaux sociaux. »

Dans la foulée de l’affaire Cambridge Analytica, le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique du gouvernement du Canada a proposé 26 recommandations, qu’il a présentées à la Chambre des communes en décembre 2018. La recommandation 9 proposait d’édicter des exigences pour ce qui est de la transparence des algorithmes, et la recommandation 16 suggérait au gouvernement canadien d’investir des ressources dans la recherche sur les répercussions de la désinformation et de la mésinformation en ligne. Ces deux mesures, et d’autres contenues dans le rapport, pourraient permettre de réglementer les algorithmes. Une piste de solution à envisager pour donner plus de visibilité à la science dans les réseaux sociaux, selon l’experte.

Par ailleurs, les institutions qui financent la recherche et le système d’éducation – tant au niveau universitaire qu’à l’école primaire et secondaire – pourraient contribuer à rendre la science plus accessible.

Pour le scientifique en chef du Québec, un changement de culture au sein des universités québécoises serait souhaitable pour valoriser la participation des chercheurs aux débats publics. Même chose du côté des organismes qui financent la recherche, bien que, selon Rémi Quirion, les choses évoluent. « Même si les FRQ valorisent et reconnaissent l’engagement des chercheurs dans la sphère publique, nous ne sommes pas autour de la table au moment de l’évaluation des demandes de subventions, qui est assurée par des comités de pairs. » Il reste donc du travail à faire pour inclure davantage les activités de vulgarisation scientifique aux critères d’évaluation des programmes qui financent la recherche scientifique.

À l’instar du scientifique en chef, Luc-Alain Giraldeau estime qu’un changement de culture est nécessaire au sein des organismes de recherche et de ceux qui financent leurs activités. « Les grandes agences subventionnaires voient la vulgarisation scientifique, l’écriture de livres grand public comme n’étant pas parties prenantes de l’évaluation de la qualité scientifique. Ce qu’elles subventionnent, c’est la construction d’une science de pointe, qui est publiée dans des revues scientifiques internationales. » Rémi Quirion renchérit: « Pour plusieurs chercheurs universitaires, le message reçu, c’est: il faut que tu publies. »

La science participative apparaît comme une bonne manière de concilier recherche scientifique et participation citoyenne, en plus de rendre la recherche scientifique plus accessible et intéressante. C’est dans cette optique que les FRQ ont lancé le programme ENGAGEMENT. Basée en partie sur le savoir expérientiel, la science participative vise la coproduction des savoirs scientifiques par les chercheurs et les citoyens.

LE PROGRAMME ENGAGEMENT
ENGAGEMENT permettra à des personnes n’exerçant aucune activité professionnelle en recherche scientifique, mais étant reconnues pour le savoir expérientiel qu’elles possèdent, de participer à un projet de recherche. Lancé lui aussi en juillet 2019 par les FRQ, ce programme vise à explorer les formes les plus collaboratives de recherche avec des citoyens, celles qui leur permettent de s’engager dans plusieurs étapes de la recherche.

Pour le scientifique en chef, lancer une telle démarche permet de sensibiliser les citoyens à la méthode scientifique et, donc, à la science. Audrey-Maude Vézina abonde dans ce sens. « La science, ça peut être mystérieux. Les gens se sentent peut-être incapables de comprendre ou de faire de la science. En expérimentant, [ils la voient comme] beaucoup plus accessible. »

Les citoyens seraient d’ailleurs somme toute intéressés par les questions scientifiques, selon le scientifique en chef. « Au Québec, on est chanceux. Globalement, le public semble intéressé et semble vouloir contribuer à la recherche scientifique. »

LES RISQUES INHÉRENTS À UNE DÉVALORISATION DE LA SCIENCE
Les organismes de recherche, les scientifiques et les médias ont un rôle à jouer pour rendre à la science sa juste place dans l’espace public. Il s’agit d’un impératif démocratique. Les citoyens bien informés sont mieux à même de participer de manière éclairée aux affaires de la cité.

Les débats d’idées sont enrichis par la science, et par les vulgarisateurs qui la portent dans l’espace public. À l’opposé, l’espace accordé à des personnalités influentes qui présentent de la fausse science ou qui remettent en question les consensus scientifiques comporte des risques, selon Luc-Alain Giraldeau. « Se côtoient dans notre société des personnes qui sont des scientifiques, qui croient aux choses parce qu’elles ont fait un examen critique des faits, et d’autres gens qui n’ont pas besoin de faits, parce que c’est écrit, parce que c’est dit. »

Vouloir présenter à tout prix les « deux côtés de la médaille » serait donc une pratique à reconsidérer lorsque des consensus scientifiques sont en cause. Présenter les perspectives d’un scientifique et d’un militant antivaccination, par exemple, dans un reportage en les considérant comme équivalentes pour ce qui est de la légitimité expose à certains dangers. Une dévalorisation de la recherche scientifique en résulte, en plus des risques de santé publique associés.

« Si on analysait notre société actuelle dans 300 ans, c’est la science qui la caractériserait. Dans ce contexte, c’est incroyable que si peu de culture scientifique soit véhiculée », s’étonne Luc-Alain Giraldeau. Alors que (presque) tout ce qui nous entoure est le fruit d’avancées scientifiques, il est temps de rendre à la science la place qui lui revient dans l’espace public.

2020-04-28T10:47:26-04:00
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