L’état du Québec 2021 | La relance sous l’angle de la protection des personnes âgées

Le Québec aime-t-il vraiment les personnes âgées ?

Dialogue entre un millénarial et une bébé-boumeuse

  • Pier-Luc Turcotte

    Chercheur-doctorant au Centre de recherche sur le vieillissement et chargé de cours à l’Université de Sherbrooke, et ergothérapeute en soutien à domicile au CLSC de Hochelaga-Maisonneuve

  • Andrée Sévigny

    Chercheuse retraitée, membre de l’Institut sur le vieillissement et la participation sociale des aînés de l’Université Laval et du Centre collégial d’expertise en gérontologie de Drummondville

Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2021, publiée chez Del Busso Éditeur.

La pandémie de COVID-19 est révélatrice de failles importantes dans le réseau de la santé et des services sociaux. Elle n’a pas frappé chaque sphère de la société équitablement ; elle a plutôt exacerbé des inégalités présentes bien avant la crise. Beaucoup de personnes sont passées entre les mailles du filet social sans qu’on puisse les accompagner convenablement. Cette situation interpelle autant les jeunes que les aînés. Dialogue entre un millénarial et une bébé-boumeuse. 

Pier-Luc Turcotte (millénarial) et Andrée Sévigny (bébé-boumeuse) ont entrepris un dialogue intergénérationnel. L’un est actif dans le réseau de la santé comme ergothérapeute, l’autre est retraitée de l’univers des services sociaux (mais encore active) ; l’un habite Montréal, l’autre la ville de Québec. Depuis quelques années, ils ont franchi le fossé des générations et les chasses gardées professionnelles et ont parcouru l’autoroute 20 pour collaborer. Voici le fruit de leur conversation.

Peut-on se parler de solidarité intergénérationnelle ?

Pier-Luc Turcotte : Chère Andrée, je me tourne vers toi en cette période tumultueuse. De nombreuses personnes de ma génération accusent les gens de ta génération de leur avoir laissé une planète en piètre condition. Le désir de longévité, dont plusieurs ont tant rêvé, va-t-il tourner au cauchemar ? On raconte que ma génération sera la première à vivre moins vieille que ses parents. Avec la crise climatique, quel espoir lui reste-t-il ? Je me demande comment parler de solidarité intergénérationnelle dans un contexte parfois tendu… Dans quel état souhaitons-nous – millénariaux et bébé-boumeurs – laisser la planète à celles et ceux qui suivront ? Et si on tentait d’ouvrir ensemble un dialogue ? 

Andrée Sévigny : La pandémie de COVID-19 ajoute aux pressions auxquelles le Québec devra faire face pour répondre aux besoins des aînés, qui compteront en 2030 pour le quart de la population. Mais présenter seulement cette facette de la réalité alimente les conflits intergénérationnels et l’âgisme. J’ai noté cette phrase d’une aînée lors d’une lecture : « On veut nous faire oublier la solidarité intergénérationnelle. Après les pauvres contre les riches, ce sera les jeunes contre les vieux ! » Je remarque une tendance à mettre l’accent sur ce qui oppose les générations. Comme bébé-boumeuse, je ressens cette tension. Mais le bébé-boum couvre une longue période de l’histoire du Québec (de 1945 à1965). Celles et ceux nés en 1945 peuvent avoir une vie très différente des personnes nées en 1965, tout comme les jeunes des générations X, Y et Z. De plus, la contribution des personnes aînées dans la société est souvent occultée et rarement comptabilisée. Les bébé-boumeurs soutiennent par exemple grandement leurs enfants et petits-enfants, et ce, même financièrement.

Pier-Luc Turcotte : La COVID-19 aura au moins permis de reconnaître ce fossé générationnel. Alors que tout indiquait qu’elles seraient parmi les plus gravement touchées, les personnes âgées sont réapparues de façon assez brutale dans l’angle mort de notre société. Même si chaque élection vise à nous convaincre que la réponse à leurs besoins est prioritaire, notre réflexe n’a pas été de les protéger, comme l’ont fait plusieurs communautés autochtones ou ethnoculturelles. À cet égard, nous aurions beaucoup à apprendre d’elles. Andrée, je pense que le Québec n’aime vraiment pas les personnes âgées. Du moins, pas autant qu’il essaie de le laisser croire.

Andrée Sévigny : Je n’irais pas jusqu’à dire que le Québec n’aime pas les personnes âgées. Nous ne sommes pas meilleurs ou pires que d’autres sociétés, seulement différents. Mais nous ne savons pas toujours comment aimer. 

Qui prend soin de qui ?

Pier-Luc Turcotte : Comme tu le sais, j’ai été envoyé en renfort dans un des centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD) les plus chauds de Montréal. Cette expérience m’a fait réfléchir à notre façon de prendre soin des autres. J’essaie de comprendre pourquoi ce rôle repose majoritairement sur les femmes, en particulier celles issues de l’immigration. Sur les étages, la plupart des préposées aux bénéficiaires étaient des femmes racisées, mais il n’y avait aucun résident noir à l’étage où je travaillais. J’ai essentiellement vu des femmes noires prendre soin de personnes blanches. Cette image appelle à un examen de conscience. Ce rôle est pourtant magnifique ; toute personne, peu importe son appartenance ethnoculturelle, devrait s’y sentir à sa place. Il y a quelque chose de courageux et de généreux à prendre soin des autres. Pourquoi le « prendre soin » est-il aussi dévalorisé ? 

Andrée Sévigny : L’accent est encore mis sur les soins curatifs (cure) plutôt que sur l’acte de prendre soin (care). L’approche globale (biopsychosociale) mise de l’avant avec la création des centres locaux de services communautaires (CLSC) s’est vite rabattue sur le modèle biomédical et hospitalocentré. On construit d’immenses hôpitaux alors qu’on paie à celles et ceux qui occupent le poste de préposés un salaire de famine. Les hommes sont présents, mais la répartition des tâches est encore beaucoup liée au genre. Les femmes portent encore davantage la charge mentale du soin. Elles sont majoritaires dans le rôle de proches aidantes, de bénévoles dans les organismes communautaires ou de préposées dans les CHSLD. Je suis préoccupée par le discours actuel sur les proches et les bénévoles, qui est marqué par une vision de suppléance et non de complémentarité. Même avant la COVID-19, les proches répondaient à des besoins essentiels comme la toilette personnelle ou l’aide pour manger. 

Il existe un âgisme systémique au Québec

Pier-Luc Turcotte : On critique beaucoup les CHSLD pour leur vétusté, la laideur des bâtiments, leur vieillesse. On propose de les remplacer par du neuf, du jeune, de « nouveaux » bâtiments. Il faut donc encore une fois que le jeune ait préséance sur le vieux. N’est-ce pas une forme d’âgisme ? Le bâtiment où j’ai travaillé avait une histoire, il était beau, malgré ses traits vieillissants. Même si l’architecture ne respecte pas les critères esthétiques actuels, ces bâtiments devaient être au goût du jour lorsqu’ils ont été bâtis. Il en sera de même pour les nouvelles constructions dans quelques années. Pourquoi laisse-t-on à l’abandon des lieux historiques où vivent les personnes âgées alors qu’on prend autant soin du Vieux-Montréal ou du Vieux-Québec ? La solution est-elle vraiment de démolir le vieux pour rebâtir du neuf ? Et si on réfléchissait à la vie qui se passe dans ces établissements ? 

Andrée Sévigny : On ne peut pas s’opposer au souhait de repenser les CHSLD pour créer de plus petits milieux de vie. Mais je crains aussi qu’on mette l’accent sur l’architecture plutôt que sur les relations humaines. On insiste sur l’importance d’avoir accès à une chambre individuelle avec salle de bain personnelle, alors que c’est le lien social et le savoir-être des intervenantes et des intervenants qui sont primordiaux pour qu’on puisse véritablement parler de « milieu de vie ». 

Tout comme pour le racisme ou le sexisme, il existe un âgisme systémique au Québec. Ce qui est qualifié de vieux est constamment dévalorisé par rapport à ce qui est jeune. Même les personnes âgées souhaitent « avoir le coeur jeune »… Chaque fois que j’entends cette expression, je me demande ce qu’un vieux coeur a de si négatif. Le coeur de mes 20 ans savait beaucoup moins bien gérer ses peines et ses joies que celui d’aujourd’hui. Je suis fière d’avoir un vieux coeur !

Pier-Luc Turcotte : D’autant plus que le mode de vie qu’on associe typiquement à la jeunesse (productivité, performance, etc.) est responsable de la dégradation de l’environnement. Ralentir ne nous ferait probablement pas de tort : on polluerait moins et on serait moins malades. 

Vieillir à domicile ou en hébergement ?

Andrée Sévigny : Je m’inquiète quant au maintien d’une diversité d’options pour les aînés. Le vieillissement est différent pour chaque personne, et cette différence doit se refléter dans les ressources d’hébergement à leur disposition. Les CHSLD ont leur raison d’être et les résidences pour aînés avec services aussi. De par leur grande taille, ces résidences permettent à certaines personnes d’avoir accès à des services essentiels comme l’épicerie ou la pharmacie. D’une certaine façon, cela peut favoriser leur autonomie. Par contre, ces résidences sont construites dans des lieux physiques bien souvent isolés où les gens ont peu accès à une vie sociale hors des murs du bâtiment. 

Le soutien à domicile devrait évidemment avoir une plus grande place. Mais je reste sceptique, car cette promesse est faite depuis des lunes. Et si finalement ce virage avait lieu, serait-il suffisant et global ? Outre les soins d’hygiène et les soins infirmiers, quelle sera la place des autres travailleuses et travailleurs de la santé et des services sociaux ? Va-t-on favoriser le soutien à domicile à n’importe quel prix ? Sachant que le soutien quotidien (hygiène, nourriture, ménage) est surtout offert par des femmes, je repère déjàun discours d’un temps où les personnes aînées demeuraient dans leur famille jusqu’à la fin de leur vie. Mais il s’agissait d’une époque où les femmes demeuraient à la maison… coûte que coûte. Je crains que ce discours ramène les femmes à leurs fourneaux. De plus en plus, on veut soutenir les proches aidants – avec raison –, mais est-ce que cela aura l’effet pervers de tout mettre sur les épaules des proches en échange d’un soutien étatique ponctuel et insuffisant ?

Pier-Luc Turcotte : Les CHSLD accueillent certes des personnes âgées, mais aussi des adultes avec des incapacités, qui ont des besoins différents. Certains souhaiteraient vieillir à domicile, avec plus de services du CLSC. Les milieux d’hébergement ont été conçus à une certaine époque pour répondre à certains besoins, mais pas à tous. Il y a fort à parier que les besoins des personnes qui y résident aujourd’hui sont différents de ce que seront ceux des personnes qui y résideront demain. 

Place à l’avenir

Pier-Luc Turcotte : S’il faut réfléchir à l’avenir des milieux d’hébergement, il faudra le faire avec toutes les générations d’aînés, présentes et futures. Il faudra des modèles diversifiés qui seront créés pour être durables, tout en restant suffisamment flexibles pour s’adapter à l’évolution des générations. Avec la crise écologique àvenir, il n’est plus permis de créer des milieux d’hébergement avec une date de péremption. L’obsolescence programmée dans le secteur de l’habitation n’est pas une option. 

Personnellement, je m’intéresse au rôle militant que peuvent jouer les personnes aînées. Dans plusieurs mouvements sociaux, elles sont des vecteurs de pacification. En Catalogne, les Iaioflautas, un groupe organisé de militantes et militants âgés, participent aux manifestations et se placent entre les corps policiers et les manifestants plus jeunes. Au Québec, nous avons un groupe de Mémés déchaînées, créé dans les années 2000 et inspiré des Raging Grannies de la Colombie-Britannique. Le vieillissement de la population entraînera une masse critique de bébé-boumeurs qui, comme toi, ont participé à la Révolution tranquille. Beaucoup ne se reconnaissent pas dans les modèles de vieillissement qui leur sont offerts. Mon plus grand fantasme est que les bébé-boumeurs amorcent une révolution dans le domaine du vieillissement. Qu’est-ce qui va donner l’impulsion àce mouvement selon toi ?

Andrée Sévigny : Je crois qu’un mouvement est en cours, mais, à mon avis, il est « tranquille », comme celui des années 1960 au Québec. Mais les changements ne seront efficaces que si toutes les générations se solidarisent. Les jeunes de maintenant seront des aînés un jour et mériteront aussi de vivre et de mourir dans la dignité. Je souhaiterais que mes enfants et petits-enfants puissent vivre dans un monde où le bien-être ne se mesure pas uniquement en nombre de nouvelles bâtisses. Il s’agit d’un changement de priorités afin de redonner à la prévention ses lettres de noblesse et de considérer la personne dans sa globalité. Un monde qui met de l’avant la justice sociale et l’écologie, qui peut concilier cure et care, collectif et individuel, santé et services sociaux, et qui reconnaît les apports mutuels des diverses générations.

Pier-Luc Turcotte : Ça me fait penser àune maxime de Friedrich Hegel : « Écoutez la forêt qui pousse plutôt que l’arbre qui tombe ! » Pour moi, cette forêt, c’est le collectif qui existe grâce à toutes ses espèces. Certaines reposent sur des racines millénaires, d’autres viennent tout juste de prendre racine. Durant la pandémie, l’arbre qui tombe a fait grand bruit. Mais la forêt a continué de pousser en réaction à cette crise. Et si on l’écoutait ?

Une question de priorités 

Bien que dévastatrice, la pandémie donne aussi lieu àune prise de conscience et jette une lueur d’espoir sur l’avenir des personnes aînées… et des jeunes. Il aura fallu que le Québec se mette sur pause pour réaliser que la pénurie de personnel dans les CHSLD n’était au fond qu’une question de priorités. Quand on se concentre sur les services essentiels, plus de gens sont soudainement disponibles pour y travailler. Mais une lueur d’espoir peut facilement vaciller et s’éteindre pour laisser place à la déception. Nous appuyons la volonté qui semble poindre de construire un système de santé et de services sociaux qui réponde aux besoins divers d’une population tout aussi diversifiée. Un système qui ne laisserait personne derrière, où les mailles du filet social sont si petites qu’il est en mesure de protéger les citoyennes et les citoyens de tous les âges.

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