L’état du Québec 2021 | La relance sous l’angle de la numérisation

Une première pandémie à l’ère numérique

  • Philippe de Grosbois

    Enseignant en sociologie au collégial, membre de la revue À bâbord ! et auteur du livre Les batailles d’Internet – Assauts et résistances à l’ère du capitalisme numérique (Écosociété, 2018)

Ce texte est issu la publication annuelle de l’INM, L’état du Québec 2021, publiée chez Del Busso Éditeur.

Fractures sociales, tout-à-l’écran, collecte de données… En quoi la pandémie et le confinement nous révèlent-ils ce que nous devons transformer dans le rapport au numérique entretenu par la société québécoise ?

Voilà quelques années déjà que la place occupée par le numérique dans nos existences est l’objet de réflexions critiques soutenues. L’impact des médias sociaux sur nos débats démocratiques, la formation de monopoles économiques d’une ampleur inédite, l’omniprésence des écrans, le rythme effréné de la communication, l’accumulation débridée de données personnelles… Notre relation avec le numérique est beaucoup plus ambivalente qu’elle ne l’était àses débuts.

Il est donc ironique que la pandémie de COVID-19, et plus particulièrement les mesures de confinement de la population, ait fortement intensifié le recours au numérique dans nos interactions quotidiennes. Alors même que nous réfléchissions aux manières de retrouver de l’autonomie dans notre utilisation de technologies devenues envahissantes, voilàque ce recours pour nos communications devenait encore plus central dans nos vies.

Quels constats peut-on tirer de cette situation inédite ? En quoi cette crise sanitaire est-elle révélatrice de ce que nous devons transformer dans le rapport aux technologies de communication entretenu par nos sociétés ? C’est à ces questions que je tâcherai de répondre, en me penchant plus précisément sur trois enjeux : les fractures tant économiques que numériques mises en lumière par la pandémie, les effets du « tout-à-l’écran » sur nos relations sociales et les données dont nous avons besoin pour sortir de cette crise.

Si on veut saisir ces enjeux de manière sociologique, on ne peut pas penser les effets du numérique sans étudier du même coup le contexte social et économique dans lequel cette technologie s’inscrit. Le numérique se déploie dans des sociétés qui vivent actuellement de fortes contradictions, tensions et crises, qu’il faut aussi essayer de saisir dans une même analyse.

DE MULTIPLES FRACTURES : NUMÉRIQUES, MAIS SURTOUT SOCIOÉCONOMIQUES

On appelle généralement « fracture numérique » les inégalités dans l’accès à Internet et dans les capacités à utiliser le réseau à son plein potentiel. Or, la pandémie et le confinement ont mis en lumière l’existence de multiples fractures au sein de notre société, et le numérique n’en est parfois qu’une dimension.

Une première fracture peut être constatée lorsqu’on observe les effets du confinement sur l’emploi des individus. Le caractère « essentiel » (ou pas) de l’emploi et la possibilité de « numériser » (ou pas) son travail ont été les deux facteurs discriminant travailleuses et travailleurs en sous-groupes leur faisant vivre la pandémie de manières bien différentes.

Il y a d’abord celles et ceux qu’on a appelés les « essentiels ». Leur travail ne peut être numérisé, mais doit être maintenu puisqu’il contribue à la préservation de l’infrastructure matérielle de base de la société. Je pense ici non seulement au personnel soignant, mais aussi aux employés dans les épiceries et les pharmacies, dans les centres de transformation alimentaire et les entrepôts de marchandises ou encore dans les services de courrier et de livraison. La nécessité de maintenir une présence physique sur les lieux de travail ou d’interagir directement avec des usagers a fait de ce sous-groupe celui qui est le plus à risque de contracter la COVID-19. C’est pourquoi la faible rémunération et le manque de mesures de protection de beaucoup de ces travailleuses et travailleurs ont été aussi choquants, et ce, d’autant plus que les femmes et les personnes racisées sont très présentes dans ce sous-groupe1.

Un deuxième sous-groupe réunit des gens dont l’emploi exercé n’était ni « essentiel » à la survie immédiate de la population ni numérisable – du moins actuellement. La pandémie et le confinement se sont traduits par des pertes massives, temporaires ou permanentes, d’emplois de nombreux domaines pouvant être rassemblés dans ce sous-groupe.

Pour un troisième sous-groupe, le numérique a permis de maintenir son emploi (essentiel ou pas) et de travailler à distance, tant bien que mal. Cette catégorie apparaît donc comme la plus privilégiée par rapport aux deux premières, puisque les individus en faisant partie évitent à la fois la majorité des risques d’exposition à la COVID-19 et la précarité financière découlant du chômage. Bien sûr, ce privilège est bien relatif puisque le télétravail amène son lot de difficultés, sur lesquelles je reviendrai.

Ensuite, une deuxième fracture peut être remarquée lorsqu’on observe les effets du confinement sur différents secteurs de l’économie. En avril 2020, alors que nombre de restaurants, bars et commerces de détail devaient encaisser la chute substantielle de leurs revenus, le patron d’Amazon augmentait sa fortune de 24 milliards de dollars américains, les profits de Facebook doublaient et la valeur des actions de Zoom augmentait de 88 %. Cette fracture a aussi été visible dans le secteur de la culture : pendant que les théâtres, salles de spectacles et musées suspendaient leurs activités, Netflix, YouTube, Spotify, Facebook et même Zoom consolidaient leur position de plateformes de diffusion culturelle.

Ces constats indiquent que la pandémie a accentué les inégalités sociales et économiques. Il est cependant possible de répondre à l’accroissement de ces clivages, notamment par la lutte contre les paradis fiscaux et une taxation plus vigoureuse des géants du numérique, la transformation de la Prestation canadienne d’urgence en revenu de citoyenneté et des améliorations majeures aux conditions de travail et à la rémunération des travailleuses et travailleurs qui nous ont littéralement maintenus en vie en risquant leur propre santé.

LA VIE À L’ÉCRAN

La rupture brutale et plus ou moins temporaire d’une grande quantité de rassemblements et d’interactions « physiques » nous a incités à nous appuyer sur les ondes cellulaires et les câbles de fibre optique pour entretenir nos liens sociaux : rencontres de famille, réunions entre collègues, apéros entre amis ont rapidement basculé sur nos téléphones, tablettes et ordinateurs.

Il est tentant de considérer les échanges en personne comme plus authentiques que ceux dans l’espace numérique, qui seraient de leur côté superficiels, mais l’espace physique et l’espace numérique sont davantage en interrelation qu’en opposition. D’une part, nos interactions sur Zoom, FaceTime, Facebook et autres s’appuient en très large majorité sur des relations construites au préalable dans des espaces physiques partagés (la maison familiale, le lieu de travail, le café du coin) et sur des liens affectifs qui se vivent également de manière physique (prendre la main, serrer dans nos bras, faire la bise). Le numérique s’est donc avéré très utile pour contrer l’isolement et maintenir un minimum de vie sociale. D’autre part, on a rapidement constaté qu’il ne pouvait pleinement se substituer aux liens tangibles que les individus entretiennent entre eux lorsqu’ils se rencontrent. Pensons à toutes les personnes qui ont dû dire adieu à un proche via un téléphone cellulaire ou aux personnes âgées dont l’isolement parfois très profond dans des résidences a nui à la santé physique et mentale.

Le recours massif au télétravail représente sans conteste un volet majeur de ce « tout-à-l’écran » vécu par un grand nombre de personnes. La possibilité de travailler de chez soi, ne serait-ce qu’en partie, est un désir répandu dans la population. Cependant, le télétravail qui s’est imposé durant le confinement s’est fait dans des conditions beaucoup plus exigeantes qu’à l’habitude : succession de réunions énergivores en visioconférence, difficile conciliation vie personnelle-travail à domicile (reposant souvent davantage sur les épaules des femmes), accès à Internet et matériel informatique insuffisants pour les besoins de tous les membres de la famille, etc.

Le cas particulier du secteur de l’éducation illustre bien les difficultés entraînées par le télétravail généralisé. Il est certes possible d’offrir de l’enseignement à distance dans des conditions favorables (l’Université TÉLUQ le fait depuis longtemps), mais corps enseignant, étudiantes, étudiants et parents ont été durement confrontés aux limites de cette option. Dans un contexte de crise sanitaire qui ébranle la santé mentale, toutes et tous ont dû composer avec l’absence de la richesse des relations humaines qu’ils retrouvaient habituellement dans une classe, en plus de devoir s’adapter aux consignes improvisées et incohérentes du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur.

Que nous réserve l’avenir en ce qui a trait au télétravail ? Alors que beaucoup ont apprécié pouvoir travailler de la maison, d’autres ont trouvé très difficile l’absence de rupture entre vies privée et professionnelle. Dans ce nouveau contexte, gouvernements et entreprises envisagent d’augmenter le recours au télétravail de manière plus durable. Certains employeurs souhaitent même installer des dispositifs de surveillance sur les ordinateurs portables de leur personnel pour contrôler leur productivité. On voit bien qu’encore une fois, l’enjeu déborde du numérique ; la question n’est pas tant de déterminer s’il faut plus ou moins de télétravail que de renforcer l’autonomie des travailleuses et travailleurs dans les conditions d’exercice de leurs tâches. Il s’agit donc en grande partie d’une question d’organisation du travail, et le mouvement syndical devra se saisir rapidement de ces questions.

DE QUELLES DONNÉES AVONS-NOUS BESOIN ?

Les périodes de crise sont souvent instrumentalisées par des gouvernements et des firmes privées en technologie pour accroître la surveillance des populations. On l’a vu à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et on le voit à nouveau aujourd’hui, avec le déploiement de diverses applications de traçage numérique à travers le monde. Jusqu’à présent, le modèle le plus populaire est celui consistant à colliger les contacts et interactions des individus via la technologie Bluetooth, qu’on trouve sur les téléphones cellulaires. L’objectif est d’envoyer une notification aux personnes qui se sont trouvées àproximité d’un individu dont le test de dépistage de la COVID-19 s’est révélé positif.

Je ne peux pas développer en détail ici sur les nombreux pièges de telles applications, mais je me permettrai quelques remarques générales. Tout d’abord, il existe un risque important de normalisation de la collecte de données personnelles, alors même que nos sociétés commençaient à s’interroger sur les pratiques des géants du numérique. Des protections initiales en matière de vie privée peuvent très bien être levées si on estime que l’application n’est pas suffisamment efficace2. N’oublions pas également que les grandes firmes du numérique cherchent depuis plusieurs années à accumuler des données en matière de santé, notamment pour alimenter les compagnies d’assurance3.

Ensuite, plus fondamentalement, l’efficacité de ces applications n’a jamais été démontrée jusqu’àprésent. On est ici devant ce que le penseur Evgeny Morozov appelle le « solutionnisme technologique », selon lequel les innovations technologiques vont presque magiquement nous simplifier la vie et « sauver le monde ». Or, lorsqu’il est question de « solutions technologiques », on procède souvent à l’envers des impératifs démocratiques. Il faut avant tout se demander de quelles données nous avons besoin et ensuite évaluer de quelle manière la technologie peut, ou pas, nous porter assistance.

Par exemple, on néglige souvent dans ce débat le fait que l’efficacité supposée de ces applications repose ultimement sur le déploiement massif de tests de dépistage. Or, le gouvernement Legault a régulièrement été critiqué pour son incapacité à atteindre ses propres cibles. Par ailleurs, comme le soulignait la journaliste Isabelle Paré àla fin de mai 2020, « c’est toujours le silence radio sur le type d’emplois des personnes infectées, leur profil socioéconomique ou ethnique, la source probable de l’infection, leurs principaux symptômes et facteurs de risque », alors que ces données sont accessibles dans d’autres régions du Canada et du monde. Elle ajoute qu’on ignore toujours « la proportion d’infirmières, de préposés aux bénéficiaires, à l’entretien ou de médecins contaminés » parmi les 5000 travailleuses et travailleurs de la santé infectés4. La Commission des droits de la personne et de la jeunesse est aussi intervenue en juin pour rappeler l’importance de l’accès à des données désagrégées. Tout cela alors que le journaliste Aaron Derfel s’est fait invectiver et même bloquer sur Twitter par le premier ministre du Québec, François Legault, pour son travail critique exemplaire à partir des maigres données accessibles5. Il m’apparaît peu controversé d’affirmer qu’en démocratie, c’est d’abord aux institutions et aux gouvernements qu’il revient de faire preuve de transparence.

PANDÉMIE ET VIRAGE NUMÉRIQUE DU CAPITALISME

En mai 2020, l’intellectuelle Naomi Klein publiait une longue analyse dans laquelle elle soutient que la pandémie pourrait accentuer le virage numérique des sociétés capitalistes avancées. Pour certaines entreprises et certains gouvernements, le confinement généralisé a constitué « un laboratoire vivant en vue d’un futur permanent sans contact très profitable6 ». Il est vrai qu’un regard d’ensemble sur la place du numérique dans la réponse àla pandémie laisse percevoir un portrait plutôt sombre, avec des classes moyennes confinées et hyperconnectées, du téléenseignement et du télétravail en quantité, et des firmes du numérique encaissant des profits records. De plus, dans un contexte où notre système de santé et les directions de santé publique ont été sous-financés par des décennies de politiques néolibérales et de mesures d’austérité, les applications de traçage numérique risquent de donner un illusoire sentiment de sécurité à la population, certes, mais aussi à des gouvernements pressés de déconfiner certains secteurs de l’économie et de normaliser une situation de crise qui, on l’a vu, appelle plutôt à des restructurations majeures.

Le défi d’une éventuelle « relance post-COVID-19 » ne repose donc pas tant sur le numérique que sur la vitalité démocratique que la société québécoise doit entretenir et approfondir, en présence d’un capitalisme appelé à se reconfigurer de manière encore plus inégalitaire qu’avant la pandémie. À ce titre, les manifestations de Black Lives Matter au printemps 2020 donnent espoir : à Montréal, la manifestation antiraciste du 31 mai a rassemblé 10 000 personnes, 6 jours à peine après la mort de George Floyd, àMinneapolis – tout cela, en plein confinement. Cela montre que les technologies de communication peuvent aussi être un instrument de lutte progressiste soutenant l’action collective dans les rues et que le numérique ne nous garde pas toujours les yeux rivés à l’écran.

Notes

1. Boisvert, Yves. « Il s’appelait Marcelin François ». La Presse, 8 mai 2020. https ://www.lapresse.ca/covid-19/2020-05-08/il-s-appelait-marcelin-francois ; Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. « Les inégalités sociales et raciales amplifiées par la crise sanitaire dans certains quartiers, déplore la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse » [communiqué], 1er mai 2020. http://www.cdpdj.qc.ca/fr/medias/Pages/Communique.aspx?showItem=913.

2. À Singapour, par exemple, l’application TraceTogether a d’abord été volontaire et anonyme, pour ensuite devenir obligatoire et non anonyme. Voir : Seydtaghia, Anouch. « A Singapour, le traçage par app dégénère en surveillance de masse ». Le Temps, 6 mai 2020. https://www.letemps.ch/economie/singapour-tracage-app-degenere-surveillance-masse.

3. Voir : Zuboff, Shoshana. The age of surveillance capitalism : The fight for a human future at the new frontier of power, 1re édition. New York : PublicAffairs, 2019, p. 247-251 ; Lazega, Emmanuel. « Traçages et fusions : du danger d’enrichir les bases de données de réseaux sociaux ». La Vie des idées, 1er juin 2020.

4. Paré, Isabelle. « Faire parler les chiffres ». Fédération professionnelle des journalistes du Québec, 28 mai 2020. https://www.fpjq.org/fr/billets/faire-parler-les-chiffres.

5. Papineau, Philippe. « La rédactrice en chef de “The Gazette” prête àdéfendre Aaron Derfel face àLegault ». Le Devoir, 9 juin 2020.

6. Klein, Naomi. « Screen New Deal : Under cover of mass death, Andrew Cuomo calls in the billionaires to build a high-tech dystopia ». The Intercept, 8 mai 2020. https://theintercept.com/2020/05/08/andrew-cuomo-eric-schmidt-coronavirus-tech-shock-doctrine/ (traduction libre).

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