L’état du Québec 2020 | Clé 03
État et religion : comment nos sociétés assurent-elles le respect de la diversité ?
Solange Lefebvre
Titulaire de la Chaire de recherche en gestion de la diversité culturelle et religieuse à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal
Ce texte est issu de la clé 03 de la publication annuelle de l’INM L’état du Québec 2020.
Adopté en juin 2019, le projet de loi 21, Loi sur la laïcité de l’État, concerne le rapport entre l’État et la religion. Dans la plupart des pays du monde, on trouve des régimes de séparation « simple » entre ces deux pôles. Les pouvoirs, politique et législatif d’une part et religieux de l’autre, ne sont ainsi pas exercés par les mêmes personnes et instances. Au-delà de cette séparation simple, plusieurs types de liens existent, plus ou moins étroits ou distants, officiels ou officieux.
Avant d’aller plus loin, il importe de définir les termes État et religion. L’État consiste en une organisation structurée et centralisée. Il gère, sur un territoire délimité, les dimensions communes de la vie collective : l’exercice du pouvoir, le droit et le maintien de services tels que la sécurité et la justice, l’éducation, la santé et les services sociaux, les transports, le développement économique. Selon les cas, les corps politiques, législatifs et militaires ont des pouvoirs plus ou moins importants, et les citoyens, des droits plus ou moins assurés.
La religion, de son côté, inclut généralement une organisation, des leaders, une doctrine, des règles et des lois, des croyances, des spiritualités, des pratiques, des symboles, des textes et des images, des rites et des lieux de culte. Si certaines religions sont très centralisées, d’autres le sont moins et présentent en leur sein une pluralité de vues et de types de gestion. Les petits groupes récemment créés, souvent désignés comme les nouveaux mouvements religieux, sont quant à eux généralement peu structurés.
UN RAPPORT À LA RELIGION PLUS DIVERSIFIÉ
Les sociétés contemporaines accordent en outre une plus grande importance aux croyances individuelles, d’où la distinction entre les religions institutionnalisées et la spiritualité, qui serait plus intériorisée et plus personnelle. Au Canada et dans plusieurs autres pays, un nombre croissant de personnes se disent « sans appartenance religieuse » ou « sans religion ». Ce contexte laisse entrevoir la complexité des rapports entre l’État et la religion, surtout lorsque les populations se diversifient.
L’ENCADREMENT DE LA RELATION ENTRE L’ÉTAT ET LA RELIGION
Au plus haut niveau de la vie d’un grand nombre d’États, une constitution régule les éléments centraux d’une collectivité nationale. Elle comporte parfois une charte des droits, comme c’est le cas par exemple au Canada, aux États-Unis et en Afrique du Sud, ou peut leur consacrer certains articles. De nombreux pays promulguent quant à eux des chartes sans statut constitutionnel.
Les droits relatifs à la religion incluent le respect de la liberté de conscience et de religion de même que l’égalité entre les religions. Cela signifie essentiellement que les gens ont la liberté de professer des croyances, de pratiquer un culte, de ne pas subir de pression indue de croire ou non. S’inscrivant dans la foulée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948, ces droits relatifs à la religion transforment progressivement plusieurs nations en profondeur.
C’est dans une constitution que les principes régulateurs des rapports clés entre l’État et la religion sont énoncés. Ils peuvent prendre la forme de mentions de certaines religions ayant une importance historique et numérique dans une société, et ils peuvent statuer au sujet de certains types de reconnaissance comme le financement, ou encore la place en éducation. Par exemple, jusqu’à tout récemment, tous les pays scandinaves accordaient un statut particulier à l’Église luthérienne dans leur constitution. La Norvège et la Suède y ont renoncé, sans pour autant faire une déclaration de laïcité ou éliminer les subventions aux groupes religieux et non religieux reconnus. Le luthérianisme y demeure toutefois la confession majoritaire.
Plusieurs constitutions dans le monde incluent en outre la mention de Dieu, comme c’est le cas dans le préambule de la Constitution canadienne. Au xxe siècle, plusieurs pays communistes ont quant à eux désigné le marxisme comme doctrine officielle de l’État. Certains ont alors instauré de véritables systèmes athées, qui s’appuyaient sur d’imposants rituels politiques et militaires. Récemment, ce type de régimes ont parfois introduit dans cette doctrine des principes plus flexibles. La Constitution cubaine de 1976, par exemple, proclamait ce qui suit, tout en intégrant des droits et libertés : la « doctrine victorieuse du marxisme-léninisme » guide les citoyens de ce pays « socialiste ». Dans sa version amendée, elle énonce dans son préambule que le peuple cubain est guidé par « les idées politicosociales de Marx, Engels et Lénine », tout en déclarant que, dans la République de Cuba, « les institutions religieuses sont séparées de l’État ».
Des gouvernements qui entretiennent des liens trop étroits avec une religion interdiront notamment le prosélytisme de la part de religions non reconnues, ce qui veut dire que leurs adeptes se voient refuser le droit de solliciter les personnes dans le but de les convertir. Certains iront jusqu’à proscrire leur pratique, comme c’est le cas dans plusieurs pays musulmans, et comme ce fut le cas, jadis, dans les pays chrétiens.
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LES RISQUES INHÉRENTS À UNE TROP GRANDE PROXIMITÉ ENTRE ÉTAT ET RELIGION
Par-delà la constitution, la combinaison souvent problématique du nationalisme et de la religion peut entraîner de graves atteintes à la liberté religieuse comme les persécutions, voire l’élimination, des minorités religieuses.
La Birmanie en constitue une illustration récente. La majorité bouddhiste, reconnue comme groupe pratiquant la religion la plus importante dans la Constitution (suivie du christianisme, de l’islam, de l’hindouisme et de l’animisme), s’en prend violemment, avec l’armée, aux musulmans rohingyas. Ces attaques se produisent en dépit de l’exigence constitutionnelle de ne discriminer aucun citoyen en vertu des éléments suivants : « race, naissance, religion, position officielle, statut, culture, sexe et richesse » (2008, nº 348).
La Constitution indienne de 1950 statue que le pays est une « [r]épublique socialiste, séculière et démocratique », en plus de rappeler l’importance des droits et libertés. Or, un nationalisme hindou fortement représenté dans les instances gouvernementales et dans le tissu social rend les rapports difficiles avec les minorités religieuses du pays.
Le principal défi que posent les textes officiels réside dans leur application, qui est souvent variable et évolutive. Une république peut se définir comme démocratique, voire laïque, et promulguer des droits fondamentaux dans sa constitution, sans pour autant en respecter toutes les dimensions constitutives. Au même titre, des États peuvent avoir signé de grandes conventions internationales sans en respecter tous les principes. À l’inverse, des interdictions officielles subsistent, sans qu’elles soient mises en application, dans des États tolérant des changements socioreligieux progressifs.
Comme mentionné précédemment, la plupart des pays dans le monde limitent la reconnaissance étatique à une ou à quelques religions. Les types de reconnaissance peuvent aussi être officieux, comme c’est le cas au Canada et aux États-Unis pour le christianisme, dont l’influence se fait toujours sentir. Dans les pays les plus démocratiques, une institutionnalisation des droits de la personne assure la protection relative des autres religions et non-religions, mais la plus dominante peut tout de même obtenir un traitement privilégié.
La France, dont la constitution déclare la république indivisible et « laïque » depuis 1958, fait la vie dure à plusieurs petits groupes religieux souvent considérés comme des « sectes » dangereuses. Elle maintient pourtant des régimes de reconnaissance particuliers dans plusieurs départements tels que l’Alsace-Moselle pour le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme. Elle finance généreusement les lieux de culte construits avant 1905, et parfois même au-delà de cette année au gré des décisions municipales.
L’Angleterre présente quant à elle le paradoxe d’avoir une Église dite établie, l’Église anglicane, dont des représentants siègent au Parlement, mais elle ne finance pas les lieux de culte. Elle met en oeuvre des stratégies de reconnaissance de plusieurs dizaines de groupes religieux, humanistes et athées.
L’IMPORTANCE DES DROITS UNIVERSELS DE LA PERSONNE
Bien qu’ils ne soient pas toujours appliqués, les droits universels de la personne permettent les mouvements de protestation et le recours aux tribunaux. Ils sont la cause principale des réflexions contemporaines sur la neutralité religieuse et sur le respect de la diversité. Des minorités religieuses se distinguent par cet usage des tribunaux. C’est particulièrement le cas des témoins de Jéhovah et de l’Église adventiste du septième jour.
En 1975, la Grèce s’est dotée d’une constitution qui reconnaît à l’Église orthodoxe grecque un statut dominant et interdit le prosélytisme. Un témoin de Jéhovah a toutefois contesté sa condamnation à la prison pour prosélytisme et a obtenu gain de cause dans un jugement célèbre de la Cour européenne des droits de l’homme (affaire Kokkinakis c. Grèce, 1993). La Constitution reste cependant inchangée sur ce point.
On cite souvent ces propos de la Cour : « [L]a liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une “société démocratique” au sens de la Convention [européenne des droits de l’homme]. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (paragr. 31). »
En 1985, le Canada a lui aussi été contraint de modifier ses manières de faire. L’Église adventiste du septième jour a mené la bataille juridique à l’origine de l’introduction du concept d’« accommodement raisonnable » (déjà présent dans plusieurs pays anglo-saxons, dont les États-Unis). La Cour suprême a reconnu à une femme pratiquant la religion adventiste le droit de s’absenter de son travail le samedi afin de respecter le sabbat. D’autres jugements de cette juridiction ont de surcroît limité l’obligation du congé dominical d’origine chrétienne à tous les citoyens, ordonné la cessation de la prière à Saguenay avant les assemblées municipales, permis à des minorités religieuses de se livrer à des pratiques singulières ou encore de porter certains signes. Il n’empêche que la mention de Dieu demeure bien en place dans le préambule de notre Constitution, et dans le jugement de la Cour suprême sur la prière, on lui attribue une signification politique et non religieuse pour en justifier le maintien.
LA LAÏCITÉ AU QUÉBEC
C’est aussi mû par les chartes des droits (lui qui a adopté la sienne en 1978) et par un accroissement de la diversité que le Québec en est venu, sous l’influence de la France, à discuter de laïcité. La Révolution tranquille avait déjà opéré une sécularisation de plusieurs institutions de l’État, dont les écoles et les hôpitaux, jusque-là gérés en grande partie par des communautés religieuses. À ce titre, on peut dire que les années 1960 ont vu s’instaurer un régime de séparation particulier entre l’État et la religion. Les années 1990 se sont achevées avec le débat sur la confessionnalité scolaire, alors que le mot laïcité a fait une discrète apparition officielle dans le rapport d’un comité chargé de se pencher sur la question.
Il était question dans ce rapport d’une laïcité ouverte, soit conserver un cours spécialisé mais neutre sur la culture religieuse, et se démarquer ainsi de la laïcité scolaire française. Ce n’est qu’à partir de 2007, à l’occasion de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles – la commission Bouchard-Taylor –, que le concept de laïcité a été plus largement discuté. Plus de 10 ans plus tard, le projet de loi 21 le définit en ces termes dans son préambule : « [L]a laïcité de l’État repose sur quatre principes, soit la séparation de l’État et des religions, la neutralité religieuse de l’État, l’égalité de tous les citoyens et citoyennes ainsi que la liberté de conscience et la liberté de religion. »
Dans le projet de loi 62, adopté en octobre 2017 alors que le Parti libéral du Québec était au pouvoir, il était question de neutralité religieuse, en phase avec la jurisprudence canadienne. Il se trouve que le concept de laïcité désigne rarement un régime de séparation, comme c’est le cas en France, au Mexique et dans certains pays d’Afrique, par exemple.
Pour les uns, le sens français de la laïcité, très influent, ne répond pas aux plus hautes exigences que comporte une véritable séparation entre l’État et la religion. En effet, il reconnaît finalement au catholicisme un statut particulier non constitutionnel et restreint les libertés de conscience et de religion en interdisant le port de signes religieux par les fonctionnaires et les élèves.
Pour les autres, ce sens français, évoqué par le premier ministre François Legault comme étant un modèle à suivre, règle adéquatement l’impératif de neutralité. Il le fait en assurant une apparence d’impartialité chez les employés de l’État qui exercent une fonction coercitive et en protégeant un patrimoine chrétien d’importance culturelle et historique. Le retrait du crucifix de la salle des délibérations de l’Assemblée nationale du Québec, le 9 juillet 2019, viserait à dissiper le soupçon selon lequel l’État favoriserait malgré tout une religion. Qui a raison ? Qui a tort ?
L’État, les sociétés du monde et la religion ont tissé, au cours de l’histoire, des liens très serrés qu’il est difficile de dénouer. L’idée de séparation de l’État et de la religion implique un très grand nombre d’aspects, d’importance variable. Le plus crucial est certainement le traitement cruel réservé à des minorités ethnoreligieuses dans le monde.
Au final, en matière de discrimination, le droit et l’indépendance des tribunaux à l’égard des pouvoirs politique, militaire et religieux – tribunaux appelés à trancher les désaccords à ce sujet – sont des principes primordiaux qu’il importe de respecter, en dépit de différends, parfois insurmontables. Il revient en effet aux tribunaux de mesurer l’étendue des discriminations et de sauvegarder un juste équilibre entre les droits. Mais est-ce possible si le politique et les citoyens n’y souscrivent pas eux aussi ?
Tout en assurant l’intérêt public et le bien commun, le politique doit traiter les minorités avec une sensibilité particulière. À ce titre, certaines contraintes imposées aux tribunaux quant au respect des décisions politiques, comme la disposition de dérogation au Canada et la marge d’appréciation des États européens vis-à-vis de la Cour européenne des droits de l’homme, posent des défis complexes. Les débats concernant le projet de loi 21 seront instructifs à ce sujet. Enfin, les religions doivent elles aussi faire leurs devoirs : dénoncer les violences contre autrui et honorer la liberté de conscience des personnes.
NOTES
Bouchard, Gérard et Charles Taylor. Fonder l’avenir : le temps de la conciliation. Québec : gouvernement du Québec (Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles), 2008.
Cour supérieure du Québec. Hak c. Procureure générale du Québec. QCCS 2989, 2019.
Cour suprême du Canada. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears. 2 RCS 536, 1985.
Lefebvre, Solange et Guillaume St-Laurent (dir.). Dix ans plus tard : la commission Bouchard-Taylor, succès ou échec ? Montréal : Québec Amérique, 2018.
Lefebvre, Solange et Patrice Brodeur (dir.). Public commissions on cultural and religious diversity: analysis, reception and challenges. New York: Routledge, 2017.
Proulx, Jean-Pierre. Laïcité et religions : perspective nouvelle pour l’école québécoise. Québec : gouvernement du Québec, 1999.